(Français) Économie Verte: Marchandiser la Planète Pour la Sauver?
ENVIRONMENT, CAPITALISM, ECONOMICS, ORIGINAL LANGUAGES, 1 Apr 2013
Bernard Duterme, editorial – Centre Tricontinental
Définie par l’ONU comme « une manière écologique de faire des affaires », l’économie verte entend réconcilier croissance et nature. Le troisième pilier du développement durable (le social) mis entre parenthèses, le temps de rebooster le premier (l’économique) en valorisant le deuxième (l’environnemental) ? A défaut de protéger les ressources et de partager les richesses, le capitalisme, désormais vert, y sauverait sa peau. La controverse clive les États du Nord et du Sud.
La « Green Economy » fait florès. Elle est de pratiquement tous les grands rapports internationaux et forums onusiens depuis 2008. Avec comme principal point culminant à ce jour, le Sommet de la Terre « Rio+20 », tenu en 2012 au Brésil. C’est le nouveau leitmotiv, la nouvelle panacée, le moteur écologique d’une croissance économique à maintenir ou à relancer. C’est aussi la nouvelle appellation trendy du déjà ancien « développement durable », prescrit deux décennies plus tôt, en 1992, à Rio également. Ou plutôt le moyen, cette fois, d’y aboutir, car les engagements pris alors par la communauté internationale n’ont été que très partiellement respectés. Pas de « développement durable » sans « économie verte ». C’est la voie « naturelle » à privilégier. Le troisième pilier du développement durable (« le social ») mis entre parenthèses, le temps de rebooster le premier (« l’économique ») en valorisant le deuxième (« l’environnemental ») ?
« Une manière écologique de faire des affaires »
Le contexte d’émergence du concept d’« économie verte » parle de lui-même. La crise écologique et, avec elle, la conscience des limites physiques d’une exploitation irresponsable des ressources naturelles ont pris une telle dimension « climatique » ces dernières années que même les acteurs les plus productivistes ont fini par comprendre l’importance cruciale – et l’intérêt – des stratégies d’« atténuation », d’« adaptation », voire d’« anticipation » ou de « précaution ». Mais si l’urgence du « sauvetage de la planète » s’avère nécessaire pour expliquer l’engouement supranational pour un verdissement de l’économie, elle ne suffit pas à épuiser ses ressorts. A l’évidence, les récentes crises financières puis économiques et, au-delà, les aléas structurels des taux de croissance des grandes puissances n’y sont pas étrangers. Ils fonctionnent à plein dans la justification d’une impérieuse « transition » vers un modèle de développement qui aurait la double vertu de relancer la « production de richesses » tout en allégeant son « empreinte environnementale », ou à tout le moins, de « découpler » les deux termes, l’essor économique et la consommation des ressources.
De cette idée, la Banque mondiale, l’OCDE, le Global Green Growth Institute (GGGI) [1], le G20, le Forum de Davos, l’International Chamber of Commerce (ICC)… jusqu’au géant transnational de l’audit et de l’« optimisation fiscale » PwC [2], parmi bien d’autres encore, s’en sont faits les chantres, en parlant d’ailleurs plus de « croissance verte » que d’« économie verte ». De la « Green Growth Strategy » de l’OCDE (2011) à l’ « Inclusive Green Growth » de la Banque mondiale (2012), en passant par le rapport « More with Less : Scaling Sustainable Consumption and Resource Efficiency » du Forum économique mondial (2012) ou la « Green Economy Roadmap » de l’ICC (2012), une même conviction : le « découplage » de la croissance du PIB et de la dégradation de l’environnement – concomitant dans le « business as usual » – est possible ! La « croissance verte » rendra compatible, par l’innovation et l’efficience de ses outils, hausse de la production et baisse des impacts environnementaux.
Avec son rapport de plus de 600 pages intitulé « Towards a Green Economy : Pathways to Sustainable Development and Poverty Eradication », véritable pièce maîtresse du processus mondial de conceptualisation de l’économie verte, le Programme des Nations unies pour l’environnement entend lui aussi « démontrer que l’écologisation de l’économie n’est pas un frein à la croissance, mais plutôt un nouveau moteur de la croissance » (PNUE, 2011). Un moteur vert « qui génère de nouveaux emplois et qui favorise l’élimination de la pauvreté », ajoute le rapport qui réactualise de la sorte la dimension « cohésion sociale » du « développement durable », tel qu’il avait été objectivé dès 1992 à Rio. « Une économie verte peut se définir comme une économie qui apporte une amélioration du bien-être et l’équité sociale, tout en réduisant considérablement les risques environnementaux et les risques de pénuries de ressources naturelles » (PNUE, 2011). Et de conclure : « le nouveau concept propose une manière écologique de faire des affaires »…
C’est donc assez naturellement que courant 2012, la Banque mondiale, l’OCDE, le GGGI et le PNUE se sont retrouvés, sur la base de la proximité de leur vision, pour établir une nouvelle initiative commune de promotion de l’économie verte : la « Green Growth Knowledge Platform ». A l’agenda de cette plateforme internationale de poids, comme à celui de bien d’autres institutions déjà citées ou non, la diffusion auprès des États, mais aussi d’acteurs privés, d’un flot impressionnant de recommandations, de « feuilles de route », de « bonnes pratiques », d’appels à l’action, d’offres de services, de conseils politiques, d’assistance technique, etc., visant tous, à des degrés et des niveaux d’élaboration divers, à « créer les conditions propices aux investissements écologiques » et à jeter les bases d’environnements économiques à moindre émission de carbone, plus efficaces, efficients et raisonnables dans la gestion des ressources naturelles.
A ce jour, un nombre non négligeable de pays et d’entreprises ont peu ou prou emboîté le pas, en adoptant la « croissance verte » comme objectif politique explicite, en s’engageant dans sa stimulation par la création d’outils, de mécanismes ou d’incitants « éco », en expérimentant de nouvelles technologies « propres », en privilégiant des techniques de production, de construction, de transport, de commercialisation, de consommation « plus respectueuses de l’environnement »… Simple greenwashing opportuniste, verdissement progressif du capitalisme ou transformations systémiques plus fondamentales, la « transition » semble amorcée… même si, en matière d’engagements internationaux, le dernier « Sommet de la Terre » en date a laissé l’ensemble des participants sur leur faim ! L’échec de « Rio+20 » met en réalité au grand jour non seulement le caractère hautement discutable du projet d’économie verte (« panacée, pis-aller ou placebo ? »), mais aussi les stratégies et intérêts divergents des pays développés, émergents et en développement sur cet enjeu crucial (« pays riches versus pays pauvres ? »).
Économie verte : panacée, pis-aller ou placebo ?
Bien que proches et à première vue convergents, les différents appels mainstream à plus d’économie verte ne mobilisent pas tous la même argumentation théorique pour en justifier la nécessité et ne prescrivent pas systématiquement les mêmes politiques. L’influent analyste Michael Jacobs, du Grantham Research Institute on Climate Change and the Environment, distingue deux niveaux de justification. Le premier – « standard » – établit une compatibilité entre protection environnementale et poursuite de la croissance économique. En cela, il rend d’emblée l’idée du verdissement moins dissuasive au sein de la communauté pragmatique des décideurs économiques que ne l’avait réussi le concept de « développement durable », davantage porté par le mouvement environnementaliste et inspiré par l’argument idéologique des « limites de la croissance » (Jacobs, 2013). La thèse est limpide : les coûts d’une meilleure protection de l’environnement sont gérables ; ils n’hypothéqueront pas la croissance économique ; au contraire, ces coûts sont en-deçà de ce qu’ils seront si l’on ne fait rien.
Le second niveau de justification – « fort » – utilisé par les promoteurs mainstream de l’économie verte prétend, plus hardiment, que la politique environnementale est non seulement compatible avec la croissance, mais qu’elle peut aussi en être le moteur. Trois registres d’arguments économiques sont revisités pour convaincre (Ibidem, 2013). Le premier est l’argument keynésien d’une « relance verte » de court terme en périodes de récession, par la création d’une demande en produits environnementaux. Pour le deuxième, une révision de la théorie classique de la croissance suffit à identifier la contribution bénéfique de l’investissement dans le « capital naturel » et les diverses défaillances de marché qu’une politique de l’environnement pourra corriger. Pour le troisième, l’importance de l’innovation technologique, en l’occurrence « verte », pour générer de la croissance n’est plus à démontrer ; elle émane des théories des « avantages comparatifs » et des mouvements longs du capitalisme.
Reste que, toujours selon Michael Jacobs, en dépit de l’évidence (plus alarmante qu’il y a vingt ans) des problèmes causés par la dégradation de l’environnement d’une part, et de l’intérêt croissant d’importants secteurs économiques pour une transition verte d’autre part, l’idée est loin de faire l’unanimité. Dans la plupart des pays – du Nord et du Sud – comme dans l’industrie lourde aux intérêts toujours très puissants, l’opinion dominante ne croit pas en la possibilité d’une croissance verte. Les politiques environnementales ambitieuses continuent à y être perçues bien davantage comme un frein à la croissance (hausse des coûts, des restrictions, des régulations, baisse de la compétitivité…) que comme un moteur. Et si elles devaient malgré tout finir par générer de la croissance, ce serait nécessairement par le biais de telles transformations dans la structure des économies nationales que le processus créerait des perdants et des gagnants. Le rapport entre forces politiques et économiques actuel laisse à penser que les premiers tiennent encore le haut du pavé (Jacobs, 2013).
L’autre opposition forte au projet mainstream d’économie verte tel que promu par le PNUE, la Banque mondiale, les banques multilatérales de développement, l’OCDE et bien d’autres, émane de secteurs de gauche, d’organisations écologistes, de mouvements sociaux critiques du modèle économique dominant, d’ONG de développement, de syndicats, d’associations de peuples indigènes et de quelques très rares gouvernements, comme celui du président Evo Morales en Bolivie. C’est, pour l’essentiel, ces multiples acteurs « altermondialistes » que l’on a retrouvés en 2012 au sein du « Sommet des peuples pour la justice sociale et environnementale », en marge de la Conférence officielle « Rio+20 ». Tous sont en réalité favorables à une « économie verte », mais une « économie verte » en rupture réelle avec l’actuel modèle de production et de consommation à l’origine même de l’aggravation des déséquilibres sociaux et environnementaux.
Avant même de questionner la logique fondamentale du paradigme mainstream d’économie verte, un premier niveau de critique épingle deux biais inhérents au projet porté par les organisations internationales : la surestimation de l’argument du « trickle-down » et la sous-estimation de « l’effet rebond ». En clair : d’un côté, les mouvements sociaux dénoncent l’ineffectivité de la théorie libérale éculée du trickle-down (ruissellement), sur laquelle s’appuie une nouvelle fois l’argumentation dominante pour justifier la priorité donnée à la croissance « verte » des richesses qui, à terme, par « ruissellement » donc ou redistribution, sont censées finir par faire reculer la pauvreté et les inégalités [3]. De l’autre côté, les associations écologistes signalent les hausses de consommation et de… pollution sur lesquelles débouche paradoxalement souvent, par « effet rebond », une économie verte qui table essentiellement sur une relance de la croissance par l’innovation et l’efficience technologiques [4].
Plus fondamentalement, c’est la logique même du projet dominant en matière d’économie verte qui pose problème. Une logique qui tend bien davantage à consolider le modèle capitaliste réellement existant, en le verdissant, qu’à le changer ou même à le réformer. Pour le « Sommet des peuples », le virage « écoresponsable » de certaines agences onusiennes et entreprises multinationales renvoie de facto à une « nouvelle phase de recomposition et de développement capitalistes », motivée d’abord par « le sauvetage du système économique et financier », et qui a déjà comme principal incidence de « renforcer le contrôle du grand capital privé sur les biens communs de l’humanité ».
Dans les mesures préconisées en effet, la nouvelle panacée verte s’impose résolument à rebours de tout renversement d’orientations. Priorité à la croissance, à la productivité, à l’innovation, à l’efficience, à la sécurisation de l’approvisionnement en ressources naturelles… par des programmes d’investissements dans des technologies propres, la confirmation du libre-échangisme et de la financiarisation de l’économie, la mise sur le marché du « capital naturel », la « valorisation » des « services écosystémiques », la privatisation des ressources, le brevetage du vivant, l’appropriation privative des sols, de l’eau, de l’air, des forêts, de la biodiversité… et la prétendue « gestion efficace et responsable » induite.
« Économie verte : le nouvel ennemi » (IPS, 2012), « cheval de Troie des grand lobbys industriels et financiers » (Rigot, 2012), « nouveau Consensus de Washington » (WSF, 2012), « néocolonialisme écologique » (Gouvernement bolivien, 2012), « fausses solutions » (Sommet des peuples, 2012), « eldorado vert pour le capital » (Tanuro, 2012), « loup déguisé en agneau » (Lander, 2011)… la critique de ce qui aux premiers abords avait pu apparaître aux yeux de l’opinion comme l’expression d’une saine prise de conscience mondiale, est sans ambages. Démasquée, la Green Economy est analysée comme « une offensive visant à créer de nouvelles sources de profit et de croissance », en étendant la portée du capital financier et en intégrant au marché cette immense part de la nature trop longtemps non « valorisée ». Et cela, précisément, en attribuant une valeur, un prix – le coût de conservation – à la biomasse, à la biodiversité, aux rivières, aux forêts, aux fonctions des écosystèmes – stockage du carbone, pollinisation des cultures, filtrage de l’eau… –, « de façon à convertir ces ’services’ en unités commercialisables sur les marchés financiers » (WSF, 2012).
Le credo est ultralibéral : les États sont invités – par le PNUE (2011) notamment – à ouvrir la voie à la croissance verte (« financement public », « déverrouiller le potentiel de production… »), à créer les incitants et les conditions favorables à la valorisation et à la privatisation des ressources (les sortir de leur « invisibilité économique », « sous-évaluation » ou « mauvaise gestion ») et à laisser libre cours à un marché mieux à même d’assurer la durabilité d’un « capital naturel » dont dépendent ses taux de profit. « Marché du carbone » , « mécanisme REDD [5] » et « rétributions pour déforestation évitée » sont ainsi régulièrement convoqués comme exemples d’instruments miracles, déjà partiellement opérationnels. Et pourtant. Ces derniers, visant entre autres à compenser les émissions de CO2 d’entreprises ou de régions industrielles par le financement – public ou privé – de projets de reforestation ou de « réduction de déforestations »… dans le Sud, nourrissent des craintes légitimes : faisabilité et fiabilité contestées, réductions fictives d’émissions, bulles spéculatives, conflits de souveraineté et green grabbing, exonération des pollueurs à bas coûts, concentration des bénéfices, etc. (CETRI, 2008 ; Duterme, 2008 ; Karsenty et al., 2012).
Plus loin dans ce volume d’Alternatives Sud, l’ETC Group analyse comment les plus grandes entreprises privées mondiales – des secteurs énergétique, biotechnologique, agrochimique… – sont occupées à jeter les bases d’un futur post-pétrochimique, en s’appropriant un accès sécurisé à la biomasse et aux technologies associées, annonciateur d’un nouvel âge de l’exploitation des ressources naturelles et de la bio-ingénierie. Les nouveaux gisements de profit que la Green Economy laisse entrevoir reconfigurent ainsi le jeu d’alliances entre groupes multinationaux, les « biomassters [6] » de demain.
Ce qui fait dire en substance à Edgardo Lander, dans ce même Alternatives Sud, que le projet mainstream d’économie verte, loin de remettre en question le capitalisme industriel à l’origine même de l’aggravation des crises écologiques, tente au contraire de faire croire qu’une solution est possible sans modifier la structure du pouvoir ni les mécanismes du libre marché en vigueur. Le passé récent enseigne pourtant que cette vision monopolistique, techniciste et productiviste du développement est lourde de risques et de déconvenues sociales et environnementales (CETRI, 2010, 2011 et 2012).
Si dans le camp du « Sommet des peuples », on lit donc majoritairement le concept d’économie verte porté par le PNUE et consorts comme une démarche de colonisation de l’écologie par la logique de l’accumulation, reste qu’au sein des ONG et des syndicats des dissensions existent entre réformistes et radicaux. « Mieux que rien » pour les uns, « plus du même » pour les autres, le projet onusien n’est pas d’emblée rejeté par les premiers, qui s’attachent à y valoriser celles des propositions onusiennes qui de fait peuvent participer à une meilleure régulation sociale et environnementale de l’économie internationale ou aboutir effectivement sur la création d’emplois « verts et décents » (www.ituc-csi.org ; www.oxfam.org.uk). Tandis que les seconds y voient pour l’essentiel, on l’a dit, une nouvelle étape dans la « marchandisation » de la nature au nom de sa sauvegarde, à base d’innovations technologiques et de marchés efficients… là où ils attendaient une réelle alternative aux politiques axées sur le marché et au pouvoir démesuré du capital privé, responsables des crises économiques, écologiques et sociales à surmonter.
Pays riches versus pays pauvres ?
L’autre controverse mise au grand jour par l’échec en 2012 du Sommet « Rio+20 » est celle qui divise les États nationaux ou groupes de pays entre eux, et pas toujours d’ailleurs ou pas exclusivement selon une « simple » ligne de fracture Nord-Sud. Les stratégies et intérêts divergents des « pays développés », « émergés/émergents » et « en développement » sur cet enjeu crucial, ajoutés au scepticisme qui continue à prévaloir chez la plupart d’entre eux à l’égard de régulations vertes qui ne seraient pas synonymes de freins à la croissance et à la lutte contre la pauvreté, complexifient le panorama et hypothèquent singulièrement la dynamique normative des Nations unies.
Dans les discours, avec plus ou moins de sincérité, et parfois dans les actes, avec plus ou moins de priorité, plusieurs États et gouvernements n’ont pourtant pas attendu Rio+20 pour afficher leur propres efforts politiques, déjà enclenchés ou planifiés à moyen terme, en matière de « durabilité ». D’après la Green Economy Coalition, les pionniers en la matière seraient la Corée du Sud, le Danemark, les Émirats arabes unis, le Mexique et l’Allemagne, premiers engagés à consacrer des moyens significatifs (un certain pourcentage de leur PNB, des incitants fiscaux…) à la croissance verte, au développement des énergies renouvelables, à la construction d’habitats basse énergie, à des réformes agricoles, à des partenariats public-privé écologiques, etc. (Benson et Greenfield, 2012).
L’Union européenne n’est pas en reste, elle qui a défini sa propre stratégie « Europe 2020 » de « croissance intelligente, durable et inclusive » ; stratégie assortie d’actions concrètes qui visent à créer des emplois, à réduire la pauvreté, à diminuer les émissions de gaz à effet de serre, à augmenter la part des énergies renouvelables [7] dans la consommation, à booster la recherche et le développement, etc. C’est encore le cas des pays d’Europe du Nord, de l’Afrique du Sud, de la Tanzanie, de l’Indonésie, du Brésil, de la Colombie… ou bien sûr de la Chine, leader mondial dans la production de panneaux solaires, dont le Plan quinquennal 2011-2015 consacre un chapitre entier au « développement vert » et aux énergies renouvelables comme moteur de la croissance.
Et pourtant, c’est bien à reculons que la plupart de ces pays et les autres ont participé au dernier « Sommet de la Terre », et du bout des lèvres qu’ils se sont à peine engagés sur un début d’agenda commun minimaliste, sans réel pouvoir contraignant. En cela, l’Union européenne et une grande partie des pays africains ont perdu leur bras de fer engagé contre les États-Unis et les grands pays émergents. Tandis que les premiers plaidaient en faveur de mécanismes collectifs et d’engagements coordonnés, précis et contraignants (pas toujours les mêmes d’ailleurs…), les seconds, drapés dans leur défense de la souveraineté des États, mais moins fiers de leur statut actuel de principaux pollueurs de la planète, privilégiaient la voie nationale des initiatives volontaires.
Dans deux longues analyses rédigées avant et après « Rio+20 » et publiées dans cet Alternatives Sud, Martin Khor, directeur du South Centre [8], se fait l’avocat équilibriste du « Sud », d’acteurs aussi différents donc que le Niger et la Chine, le Burkina Faso et le Brésil… A ses yeux, la transition des « pays en développement » vers un modèle productif respectueux de l’environnement ne pourra s’opérer que si les « pays développés » n’abusent pas du concept d’« économie verte » pour à la fois protéger leurs marchés et pénétrer davantage ceux du Sud, ainsi qu’accessoirement conditionner l’aide, les financements, les transferts de technologies à de nouveaux ajustements.
Dit autrement : la crainte est grande au « Sud » que, d’une part, le « Nord » instrumentalise le concept pour développer un nouveau protectionnisme écologique (normes, subsides, barrières douanières…), préjudiciable aux produits en provenance du « Sud » ; et que, d’autre part, les États-Unis et l’Union européenne imposent, au nom de l’impératif vert, plus de contraintes internes aux pays en développement et, en revanche, moins de freins à la libre circulation et à la diffusion, du Nord vers le Sud, des nombreux biens, services et nouvelles technologies « respectueux du climat et de l’environnement »… Peu de mise en cause donc, dans le chef du South Centre, des fondamentaux du modèle conventionnel de développement tiré par les exportations, mais une copie inversée du plaidoyer du Nord pour « plus de libéralisation chez eux et moins chez nous ».
Pour le justifier, l’asymétrie Nord-Sud est mobilisée, à juste titre. Comme à l’OMC, les pays pauvres ne peuvent être soumis aux mêmes règles que les pays riches… Et même, selon Martin Khor, « il n’est pas juste de demander aux pays émergents de contribuer autant que les pays développés. (…) Le PNB par habitant de l’Inde et de la Chine est bien en deçà de celui des pays riches. » (Folha de Sao Paulo, 13 juin 2012). Les principes clés du « Sommet de la Terre » de 1992 – le sommet du « développement durable » -, plutôt délaissés dans le projet initial d’« économie verte », sont appelés à la rescousse. Singulièrement celui des « responsabilités communes mais différenciées » dans l’état du monde actuel, entre pays riches d’ancienne industrialisation et pays du Sud [9] , mais aussi les principes du « pollueur/payeur », de « précaution », etc.
Globalement donc, dans les débats sur l’économie verte, au nom des pays du Sud, le South Centre plaide pour une réactualisation pressante des principes et engagements – en souffrance – de « Rio ’92 » ; pour une approche complète du « développement durable » incluant son « pilier » social, la lutte contre la pauvreté et les inégalités ; pour le respect et l’application des financements et des transferts technologiques convenus, du Nord vers le Sud, pour résorber « les écarts construits historiquement » ; et enfin, plus vaguement, pour la régulation du commerce et des marchés financiers mondiaux.
En cela, comme l’analyse aussi l’ONG asiatique Focus on the Global South, plus loin dans cet Alternatives Sud, les négociations Nord-Sud autour du concept d’économie verte renforcent, davantage qu’elles ne questionnent, le modèle de libéralisation du commerce et des investissements. Bien qu’ils revendiquent l’idée de « marges de manœuvre nationales », en s’opposant au « protectionnisme vert » des « pays développés », les gouvernements du Sud dans leur globalité n’échappent pas au consensus néolibéral ni au paradigme du libre-échange (Purugganan, 2012)… A quelques rares exceptions près toutefois, dont celle de membres de l’ALBA (Alliance bolivarienne des Amériques) comme la Bolivie et l’Équateur, politiquement opposés à ce « modèle monoculturel », à cette « dernière incarnation du colonialisme » qu’est l’économie verte, et discursivement engagés en faveur d’un changement radical de perspective, pour un monde juste et durable.
« Démarchandiser » la planète pour la sauver
A quelles conditions dès lors la « Green Economy » pourrait-elle devenir le nouveau paradigme de développement à même de répondre aux crises climatiques, alimentaires, financières… que le monde traverse ? Quelles seraient les voies d’un modèle de prospérité écologique et équitable, alternatif au capitalisme globalisé ? D’une sortie par le haut des impasses sociales et environnementales du productivisme et du consumérisme ? Les travaux très documentés du PNUE démontrent, preuves à l’appui, que le système dominant d’exploitation des ressources naturelles et de l’environnement ne peut plus perdurer dans ses formes actuelles. Mais la batterie de mesures proposées n’est pas à la hauteur du renversement de logique que son diagnostic appelle.
Les conditions d’une véritable « transition » sont aujourd’hui étudiées, revendiquées ou déjà expérimentées par une multitude d’acteurs individuels et collectifs, scientifiques, sociaux, politiques, économiques… de par le monde. Théoriques ou pratiques, elles passent nécessairement tant par une réélaboration du rapport à la nature des sociétés contemporaines, que par un questionnement des rationalités, des rapports sociaux et des pratiques politiques intimement liés au modèle économique dominant à changer.
Les notions de « bien(s) commun(s) », au singulier et au pluriel, mais aussi de « prospérité sans croissance », de « durabilité », de « transition écologique et sociale »… structurent bon nombre d’entre elles. Il s’agit, par les voies d’un développement respectueux de l’environnement, qui privilégie la valeur d’usage à la valeur d’échange, le partage public à l’appropriation privée, la redistribution à l’accumulation, les processus démocratiques aux rapports de dominations, la diversité et l’interculturalité à l’uniformisation, d’assurer l’accès de tous et de chacun au bien commun (Daiber et Houtart, 2012), au bien-être (Stiglitz, 2012), au buen vivir, à la prospérité (Jackson, 2009).
La « démarchandisation » des ressources, du vivant, de la planète, de la vie sociale, de l’éducation, des cultures, des biens communs… revient comme un leitmotiv. Reste à se compter, c’est-à-dire à identifier – au-delà des théorisations en chambre, des appels affectés à l’action et de la multiplication des initiatives alternatives locales – les acteurs sociaux et politiques capables de peser dans les principaux rapports de force, sur les enjeux fondamentaux et les orientations de l’économie mondiale. Ce n’est pas gagné. « Le système économique et la gouvernance globale actuelle sont fondés sur la coexistence d’une souveraineté des États, d’une toute puissance des forces du marché et sur un droit international inadapté, créant les conditions d’une irresponsabilité généralisée. Malgré les crises multiples, toute remise en cause structurelle d’un tel modèle est restée à ce jour dans l’impensé politique » (Collectif Rio+20, juillet 2012).
La mise en œuvre de la déclaration minimaliste du Sommet « Rio+20 » et la probable formulation par l’ONU de nouveaux « Objectifs de développement durable » pour l’après-2015 permettront-elles de s’extraire de cet « impensé politique » ? Si ces « Objectifs de développement durable » tirent réellement les leçons de l’échec des « Objectifs du millénaire pour le développement », intègrent véritablement les trois dimensions économique, sociale et environnementale, visent objectivement l’universalisation des droits humains, l’équité dans le partage des ressources, le respect des limites de la planète, et sont assortis d’une instance d’opérationnalisation et de suivi dotée de pouvoirs contraignants, d’un engagement ferme des États membres, et, au-delà, d’une refonte de l’organisation du commerce international, des systèmes financiers public et privé, des modèles de production et de consommation dominants…, dans ce cas-là (illusoire à ce stade, c’est entendu), dans ce cas-là seulement, la « transition » structurelle sera bien amorcée.
Notes
[1] Fondé en 2010, le Global Green Growth Institute (GGGI) est « un nouveau type d’organisation internationale – interdisciplinaire, multi-acteurs et tirée par des pays émergents et en développement » (www.gggi.org), qui compte parmi ses initiateurs, bailleurs ou partenaires, la Corée du Sud, le Brésil, l’Australie, le Japon, le Vietnam, le Danemark, l’Indonésie, le Qatar, le Paraguay, le Kazakhstan…, mais aussi la Banque asiatique de développement, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, le Forum économique de Davos, etc.
[2] En 2012, PwC (pour « PricewaterhouseCoopers », lire Évasion fiscale et pauvreté, CETRI, 2006) a publié l’étude Assurer le développement tout en ménageant les ressources : la nécessaire co-construction du développement durable. A cette occasion, PwC est allé jusqu’à appeler à un « changement radical du fonctionnement de l’économie mondiale ».
[3] « Les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain qui font les emplois d’après-demain. »
[4] C’est par exemple « le paradoxe du moteur propre » qui, plus sobre et moins polluant, n’incite pas à rouler moins… L’effet rebond est défini par François Schneider, membre du Sustainable Europe Research Institute, comme « l’augmentation de consommation liée à la réduction des limites à l’utilisation d’une technologie, ces limites pouvant être monétaires, temporelles, sociales, physiques, liées à l’effort, au danger, à l’organisation… » (The Ecologist, octobre 2003).
[5] REDD pour « Réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts ». Voir www.un-redd.org : « The UN-REDD Programme is the United Nations collaborative initiative on Reducing Emissions from Deforestation and forest Degradation (REDD) in developing countries. The Programme was launched in 2008 and builds on the convening role and technical expertise of the Food and Agriculture Organization of the United Nations (FAO), the United Nations Development Programme (UNDP) and the United Nations Environment Programme (UNEP). »
[6] Fusion des mots anglais « biomass » et « masters » : les maîtres de la biomasse.
[7] Dont notamment les agrocarburants… aux impacts sociaux et environnementaux pourtant si décriés (cf. CETRI, 2011 ; Polet, 2012).
[8] Think tank intergouvernemental de 51 « pays en développement », conseiller du Groupe des 77 et du Mouvement des non-alignés. Le « Groupe des 77 » est une coalition, constituée en 1964, qui rassemble aujourd’hui 132 « pays en développement ».
[9] « Selon ce principe, les pays développés ont une plus grande responsabilité passée et présente dans le saccage de l’environnement, détiennent davantage de ressources du fait des déséquilibres de l’économie mondiale et ont un plus grand devoir de résolution des problèmes environnementaux. » (Khor, 2011).
Bibliographie
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Cet article a été publié dans « Économie verte » : marchandiser la planète pour la sauver ?
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