(Français) Quand il s’agit des animaux, pour certains, presque rien, c’est déjà trop

ORIGINAL LANGUAGES, 25 Nov 2013

Aurélien Barrau – Huffington Post

Il y a quelques jours, vingt-quatre intellectuels saisissaient l’opinion pour qu’une réflexion collective émerge enfin sur le statut des animaux, jusqu’à maintenant considérés comme des “choses” dans le code civil français.

En réponse à cet appel, Guy Birenbaum proposait un billet indigné : comment peut-on s’émouvoir du sort des animaux alors même que le pays va si mal, expliquait-il en substance (ce que le “bilan”, qu’il ajouta après coup, ne tempère finalement pas). Je n’analyserai pas ici le recours – sans doute considéré comme humoristique par l’auteur – aux moqueries à l’encontre des intellectuels et aux métaphores sexuelles pour ne pas dire sexistes (“si je ne suis pas un intellectuel, je veux qu’on protège les chattes à poils longs, les cochons et les levrettes”). Chacun appréciera, ou non… Je voudrais en venir au fond.

Le fond est le suivant : la souffrance animale devrait, semble-t-il, rester absolument non-dite. Ce qui choque M. Birenbaum – et il n’est pas un cas isolé – ce n’est pas la douleur infligée, c’est qu’on ait l’impudence – ou le mauvais goût ? – de l’évoquer. Etonnant. Peut-être est-ce d’ailleurs le sens de cette loi américaine récemment adoptée, non pour prévenir les tortures à l’encontre des animaux (presque systématiquement impunies dans les faits), mais pour en interdire la… diffusion (et donc la dénonciation) ! Etonnant. Les réseaux sociaux constituent une illustration éloquente de cette impossibilité d’évoquer la question : mentionner la douleur animale conduit de façon quasi systématique et instantanée à une bifurcation du débat vers la franche plaisanterie, le dénigrement de l’humanité du message ou la raillerie par référence à l’usage alimentaire de l’animal en question. Ce n’est pas ici le lieu d’analyser ce malaise dont ses racines sont infiniment profondes. Qu’aucun mangeur de viande, ou presque, ne soit capable de regarder en face, et donc d’assumer, ce qui se déroule réellement et effectivement dans un abattoir est problématique quant à la cohérence de nos choix de vie. Incontestablement. Mais c’est une autre question.

Demeurons factuels :

Il n’est pas raisonnable de soutenir que notre espace médiatique est saturé de manifestes concernant les animaux. Indéniablement, la question de leur statut – dont il serait aisé de montrer qu’elle est philosophiquement, éthiquement et scientifiquement centrale – n’encombre pas le débat ! Mais les quelques secondes d’écho médiatique que cet appel suscita, c’est encore trop pour Guy Birenbaum.

Tout son argumentaire, si l’on peut dire, repose sur l’idée implicite que le statut actuel des animaux est une évidence. Une évidence qui pourrait certainement être comparée à celles que représentèrent la platitude de la Terre ou l’infériorité des noirs. Qui le pourrait et qui, sans doute, le devrait. Mais je ne m’y risquerais pas, par respect pour Guy Birenbaum. Tout le problème vient de ce que cette “évidence” est une erreur scientifique. L’étude des comportements tout autant que celle des neurotransmetteurs et de la structure cérébrale montrent très exactement l’inverse. Cela ne saurait, en soi, impliquer qu’il est nécessaire de changer d’attitude à l’égard des animaux. Mais cela montre, au moins, que si l’on continue à les considérer comme des “choses” ou des “biens”, il faut le faire en prenant la mesure immense des conséquences logiques et éthiques de cette décision.

Même à supposer que la question animale soit effectivement secondaire, quel est le sens de la mise en garde de Guy Birenbaum ? Aujourd’hui un enfant meurt de faim toutes les six secondes. Il s’agit incontestablement d’une abomination insupportable. Mais soutiendra-t-on que, de ce fait, évoquer toute autre question (car toute autre question peut effectivement être considérée comme secondaire par rapport à celle-ci) est indigne ?

La réification dont les animaux sont aujourd’hui victimes est d’une violence sans précédent. Quelle est donc la logique – celle à laquelle réfère implicitement et puissamment le billet de Guy Birenbaum insistant sur le timing désastreux – permettant d’affirmer que tant que perdure la douleur humaine, aucune autre préoccupation que ce qui la concerne directement n’est acceptable ? Une double erreur sous-tend l’argumentation : d’une part elle laisse entendre que prendre soin des uns (ou, disons, les massacrer moins violemment) impliquerait de délaisser les autres et, d’autre part, elle suppose qu’un temps viendrait où cette question pourrait être enfin abordée, les tracas humains ayant disparu. Ces deux hypothèses sont inexactes. S’il fallait attendre que tous nos maux se soient évaporés pour se préoccuper d’art, de sport ou de physique fondamentale, nous n’aurions jamais commencé et nous ne commencerions évidemment jamais !

Il est étonnant que, quand bien même le sort des animaux serait parfaitement indifférent à Guy Birenbaum, celui-ci n’envisage pas que l’empathie envers les uns s’accompagne presque structurellement d’une empathie envers les autres. Naturellement quelques contre-exemples viennent à l’esprit (non, pas Hitler qui, on le sait aujourd’hui, n’était très probablement pas végétarien) mais la question du statut animal et de la reconnaissance juridique de sa capacité à souffrir – que la science a maintenant entériné sans le moindre doute – ne peut pas ne pas faire écho à notre indifférence à d’autres souffrances humaines. Ces questions ne sont donc pas antagonistes, tout au contraire. Si le mot communauté a encore un sens aujourd’hui, c’est certainement celui de communauté des vivants.

Si peu, quelques secondes à la radio, entre les résultats du foot et la météo, pour évoquer l’abyssale question du statut des animaux qui endurent certainement aujourd’hui ce qu’ils n’ont encore jamais enduré dans l’histoire, c’est donc encore trop…

Guy Birenbaum ne nous a rien épargné. Ni la moquerie envers les intellectuels (au second degré, je suppose …), ni les clichés les plus éculés sur la question animale (jusque dans le choix de la photographie et de son commentaire), ni la sempiternelle rengaine qui est plus que suggérée : les hommes souffrent, il est donc indigne, voire indécent, de se préoccuper – fussent quelques instants – des bêtes. La plus dérisoire des préoccupations ou informations (et le fait est que nous en sommes sur-abreuvés !) humaines serait donc plus digne et décente qu’une interrogation si brève soit elle sur le statut des animaux. Etonnant. Même si, ce que Guy Birenbaum ne conteste pas – car il ne le pourrait pas – les progrès de l’éthologie comme de la biologie ont montré que leurs souffrances et douleurs sont, en bien des cas, parfaitement comparables aux nôtres. Et je laisse en suspend une question fondamentale : quand bien même elles seraient différentes des nôtres, en perdaient-elles toute existence, voire toute légitimité ? Jusqu’où pourrait-on pousser ce critère dangereux de la proximité comme dignité ?

J’ai des réserves, et je les ai fait connaître autre part, sur certains des travaux philosophiques de certains des signataires de cet appel. Mais, face à la réaction de Guy Birenbaum, force est de constater qu’elles deviennent plus que mineures. Sa réaction n’est d’ailleurs pas singulière puisque plusieurs grands média ont aussi cru devoir transmettre l’information comme une quasi… plaisanterie.

Le manifeste publié était, comme on pouvait s’y attendre et c’était sans doute nécessaire, plus que prudent. Il ne brisait aucun tabou. Il demandait le strict minimum : la prise en compte de l’évidence factuelle, celle-ci, à savoir le statut d'”êtres sensibles” des animaux. Mais c’était encore trop pour Guy Birenbaum. Tellement trop qu’il en fut visiblement offusqué et entreprit de rendre publique sa colère.

Non, ce presque rien, cet appel qui sera sans doute oublié dans quelques jours, cette aspiration à commencer à envisager un éventuel début de frein à l’infinité inconditionnelle et inaliénable du droit à affliger une souffrance illimitée et dérégulée aux animaux, je ne trouve pas, vraiment pas, que ce soit trop. Et cet engagement, soyez en certain Monsieur Birenbaum, ne m’empêchera pas, bien au contraire, de continuer à militer pour les droits des Roms et des sans papiers, pour ne mentionner que quelques “affaires” récentes et nationales. Pour connaître les souffrances des bêtes, je n’en aime pas moins les hommes. Ce serait même plutôt l’exact inverse. Ces combats ne sont pas orthogonaux. Ils n’ont aucune raison de l’être, sauf à décider – arbitrairement – de les rendre mutuellement exclusifs.

Je laisse à Kundera le soin de conclure : “La vraie bonté de l’homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu’à l’égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l’humanité (le plus radical qui se situe à un niveau si profond qu’il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. Et c’est ici que s’est produite la faillite fondamentale de l’homme, si fondamentale que toutes les autres en découlent …” Mais peut-être était-ce déjà un intellectuel délirant ? Un de plus et … un de trop ?

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Aurélien Barrau est astrophysicien au CNRS, professeur à l’université joseph Fourier, membre de l’Institut Universitaire de France. Lauréat du prix international Bogoliubov de physique théorique et du prix Jean Thibaud de physique des particules. Il est responsable du Master de Physique Subatomique Grenoble et membre du directoire du Centre de Physique Théorique et du laboratoire d’Excellence Enigmass. Il est membre du conseil d’administration de l’Institut des Humanité de Paris. Il a été invité comme visiteur à l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques et à l’Institute for Advanced Studies de Princeton. Auteur d’une centaine d’articles scientifiques, Il enseigne la cosmologie et la philosophie des sciences et a récemment publié un ouvrage de vulgarisation : Big Bang et au-delà, aux éditions Dunod.

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