(Français) LuxLeaks : L’évasion fiscale, un sport national pour les géants américains
ORIGINAL LANGUAGES, 10 Nov 2014
Les multinationales américaines sont, on le sait depuis quelques années, très largement implantées au Luxembourg, comme elles le sont aussi aux Pays-Bas. Profitant d’une législation fiscale souple aux Etats-Unis, et poussées par des actionnaires avides de rentabilité, elles franchissent l’Atlantique, pour dissimuler une partie de leurs juteux profits, réalisés hors des Etats-Unis, dans ce paradis fiscal pour grandes entreprises. Loin du regard de l’administration fiscale américaine.
Les avantages qu’elles obtiennent restent secrets et difficilement contrôlables. Or les documents obtenus par le consortium de journalisme d’investigation américain ICIJ, dans lesquels les groupes américains sont largement représentés (Amazon, Verizon, Pepsi, Heinz, FedEx, Apple, etc.), permettent d’en savoir davantage sur les montages fiscaux déployés.
Ils mettent en lumière le rôle central joué par le Grand-Duché dans leurs schémas d’optimisation. Une information qui devrait intéresser l’administration Obama – qui s’est élevée contre la récente vague de déménagements à l’étranger, pour des raisons fiscales, de sièges sociaux des géants américains –, à quelques jours du sommet du G20 à Brisbane, en Australie, les 15 et 16 novembre. Un plan de lutte contre l’optimisation fiscale agressive des multinationales doit d’ailleurs être adopté par les chefs d’Etat et de gouvernement des vingt plus grandes puissances économiques…
De fait, en matière de fiscalité des entreprises, les Etats-Unis n’appliquent pas le principe de territorialité en vigueur dans des pays comme la France – qui implique de taxer les profits dans le pays où ils sont réalisés –, mais le principe dit de mondialité – les profits réalisés partout dans le monde doivent être taxés sur le sol américain.
STATUTS AVANTAGEUX ET OPAQUES
Dès lors, on le comprend, tout l’enjeu de l’optimisation fiscale, pour ces multinationales, consiste à bloquer les revenus réalisés hors des Etats-Unis, loin de leur maison mère, afin qu’ils ne puissent pas être capturés par le fisc américain. Et ce, dans des pays fiscalement attractifs et pratiquant le secret, qui leur permettent d’optimiser ces revenus mondiaux sans qu’aucun compte ne leur soit demandé. C’est là qu’intervient le Luxembourg…
L’exemple de Heinz, le géant de l’alimentaire célèbre pour son ketchup, est éclairant. L’accord fiscal obtenu du Grand-Duché par la firme, en 2010, montre comment le groupe basé en Pennsylvanie, et coté à Wall Street, parvient, grâce à la mise en place d’un dispositif centré sur le Luxembourg, à échapper à l’imposition dans son pays.
Le schéma présenté aux services fiscaux du Grand-Duché par le cabinet PricewaterhouseCoopers, sous le nom de code « project summer » (projet été), repose sur une restructuration de grande ampleur du groupe engagée en 2009. Celle-ci part des Etats-Unis, puis passe par le Canada et Gibraltar – paradis fiscal et réglementaire – avant d’atteindre le Luxembourg.
A chaque fois, des sociétés sont créées (Heinz Canada, Sharpsburg Holdings et Goodwood Holdings à Gibraltar), qui utilisent les statuts les plus avantageux et opaques, entre lesquelles circulent transferts d’actions et prêts d’argent.
SOCIÉTÉ BOUCHON
In fine sont constituées deux sociétés au Luxembourg, dont la première vise à bloquer tous les profits mondiaux de Heinz loin des Etats-Unis. C’est en somme une société « bouchon », exonérée d’impôt, détenue par la maison mère américaine et Heinz à Gibraltar, et à laquelle sont rattachés toutes les filiales du groupe dans le monde… et tous les profits correspondants ! Une seconde société est créée au Luxembourg, pour sa part chargée de gérer les financements intra-groupe… et elle aussi très faiblement imposée.
Le cas de Verizon, premier opérateur de téléphonie mobile aux Etats-Unis, livre lui aussi de riches enseignements. Différents documents fiscaux, dont le dernier date de 2010, montrent comment le groupe a mis en place, dès 2007, un schéma d’optimisation fiscale combinant les attraits fiscaux du Luxembourg et des Pays-Bas, pour bloquer les revenus mondiaux loin des Etats-Unis.
A gros traits, ce mille-feuille fiscal comprend une holding luxembourgeoise exonérée d’impôts et prise en sandwich entre deux SARL luxembourgeoises, avec, au-dessus d’elles, la maison mère américaine (Verizon International Inc.) et, en dessous, une holding néerlandaise… D’autres accords fiscaux valident toute une série d’opérations financières défiscalisées.
Enfin, le cas d’Apple est très intéressant. Comme l’avaient déjà révélé plusieurs médias, le géant de l’Internet, non content de recourir déjà au fameux dispositif fiscal dit du « double irlandais » à Dublin (qui permet de délocaliser les profits dans un centre offshore), a installé au Luxembourg le siège européen de sa lucrative filiale de téléchargement de musique iTunes. Celle-ci y bénéficie d’avantages fiscaux nombreux. Et c’est ainsi que tout achat sur iTunes voyage directement à Luxembourg en totale franchise d’impôt. Un montage de ce genre lèse non seulement les Etats-Unis, mais aussi l’Europe, deuxième marché d’Apple après les Etats-Unis.
Au total, selon des estimations citées par des experts de l’OCDE, le montant total des profits accumulés par les sociétés américaines dans les paradis fiscaux, et non rapatriés aux Etats-Unis, atteindrait 2 000 milliards de dollars (1 595 milliards d’euros)…
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Anne Michel – Journaliste au Monde.
Lire aussi (en édition abonnés) : Le Luxembourg, plaque tournante de l’évasion fiscale
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