(Français) Ce qu’il y a de non Charlie en moi
ORIGINAL LANGUAGES, 19 Jan 2015
Je suis Charlie, je ne suis pas Charlie. Le Charlie en moi est accablé par l’assassinat de figures familières, chantres de la grivoiserie et de la dérision, il est bouleversé par la mort de ces bouffeurs de religion dont l’outrance et le mauvais goût rigolards étaient la marque de fabrique.
J’ai grandi avec eux depuis l’époque d’Hara Kiri et l’horreur de leur disparition me laisse un goût de cendres. Une horreur qu’amplifient encore la froide exécution des otages de l’épicerie casher et celle des policiers. Mais nous sommes ainsi faits que des sentiments distincts et même contradictoires coexistent en nous, se partageant notre esprit, et c’est de ceux-là que je veux parler ici.
Si l’exaspération que je ressens au vu de certaines des réactions n’éteint pas mon émotion, elle m’a retenu de rejoindre les défilés républicains de ces derniers jours, bien que je me reconnaisse sans la moindre hésitation dans nombre de marcheurs qui manifestent leur solidarité avec les victimes.
Le non-Charlie en moi se souvient que le dessinateur Siné en fut expulsé sans ménagement, sur une accusation infamante car injuste d’antisémitisme. C’est à ce moment, d’ailleurs, que j’ai cessé d’en être lecteur. Rappeler cet épisode en un moment si tragique n’est en rien fournir une excuse oblique aux tueurs mais inviter à quelques réflexions sur les « valeurs » que les terroristes veulent détruire.
Droit au blasphème
Je rejoins volontiers tous ceux qui considèrent le droit à l’outrance et au mauvais goût comme des marqueurs de liberté ; mais sous la condition expresse qu’ils soient appliqués à tous, faute de quoi se profilent des hiérarchies dans la satire qui en pervertissent le sens. En attaquant Charlie pour « venger le Prophète », ces impitoyables « justiciers » ne s’en prenaient pas à la liberté, que bien d’autres cibles pouvaient incarner, mais au droit au blasphème, ce qui n’est pas la même chose. Pas la même chose, vraiment ? Si, certainement, dans l’imaginaire républicain moderne à la française, comme l’attestent de nombreuses réactions qualifiant de « lâches » ou « hypocrites » les journaux anglo-saxons qui ont flouté les couvertures de Charlie brandies par des manifestants français.
Ceux qui tiennent ces propos font de l’insistance à republier les caricatures de Mahomet un acte de résistance, un geste de liberté. L’abolition du délit de blasphème, disent-ils en substance et avec raison, implique le droit à être de mauvaise foi, blessant. C’est également mon avis et c’est notamment pourquoi je suis opposé à toutes les lois mémorielles, lesquelles ne peuvent instituer qu’une hiérarchie de la souffrance, irrecevable par ceux qui s’en trouvent abaissés.
Comme d’autres, je me sens blessé par les faussaires de l’Histoire, mais je ne peux tenir ce sentiment pour le fondement d’un délit, qu’il s’agisse du génocide des juifs ou d’autres tragédies du passé. Or la loi Gayssot, en pénalisant la mise en doute et même l’irrévérence à l’égard de la Shoah, réintroduisait de fait un délit de blessure symbolique et de blasphème. Sûrs de leur bon droit à punir une catégorie de profanateurs et une seule, les voltairiens évoqués plus haut n’en semblent guère indisposés.
Ce qui apparaît comme un impératif moral ici est, bien entendu, perçu ailleurs comme une restriction de liberté, tant il est vrai que les contours de l’intolérable, loin d’être un absolu, varient selon les lieux et les moments et qu’il ne suffit pas de les proclamer universels pour qu’ils le deviennent. C’est aussi sous cette lumière-là que l’on peut examiner, avant de le condamner pour collaboration avec l’ennemi, le refus de publier à nouveau les fameuses caricatures initialement parues dans un journal d’extrême droite danois ou d’autres du même tonneau.
Rhétorique d’intimidation morale
Constatons en tout cas, pour ce qui concerne notre pays, que la rhétorique d’intimidation morale dont l’ « affaire Siné » fut une illustration parmi bien d’autres contraste singulièrement avec le droit largement utilisé de mettre à mal d’autres sacrés, comme en témoigne notamment l’omniprésence médiatique d’Eric Zemmour et de Michel Houellebecq. Si d’authentiques défenseurs de la liberté se regroupent sous le drapeau « Je suis Charlie », sous ce même drapeau « Je suis Charlie » (mais non du fait des journalistes de Charlie, je le précise) surgit la figure basanée d’un ennemi intérieur, résonnent des discours martiaux sur la « guerre au terrorisme » et la nécessité d’un Patriot Act.
Ce n’est pas manquer de respect aux victimes et à leurs proches, ni contester l’existence d’une menace terroriste que de s’en inquiéter. Et pas uniquement pour des raisons morales mais aussi et surtout parce qu’ils obscurcissent la réalité plutôt qu’ils ne l’éclairent, comme on l’a vu aux Etats-Unis et au Moyen-Orient sous la calamiteuse présidence George W. Bush.
Olivier Roy a indiqué dans ces colonnes (Le Monde daté du 10 janvier) pourquoi les appels lancés à la « communauté musulmane » à condamner le terrorisme islamiste étaient déplacés, contradictoires dans les termes et contre-productifs dans leurs effets.
Demandons-nous avec lui s’il faut inclure dans ces appels Lassana Bathily, l’homme qui a mis à l’abri les otages de l’épicerie casher de Vincennes et remis les clés du rideau de fer à la police, ou encore Ahmed Merabet, le policier abattu devant le siège de Charlie. Leur patronyme signale leur origine religieuse. Ils ne sont ni moins ni plus musulmans que les frères Kouachi, ils se sont comportés héroïquement. Saluer leur courage est aussi une façon de rendre hommage aux victimes de la terreur islamiste.
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Rony Brauman (Ancien président de Médecins sans frontières et professeur de relations internationales à Sciences Po Paris). Brauman a publié Pour les Palestiniens (Autrement, 2014).
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