(Français) Massacres et dérive autoritaire. Pourquoi la situation en Haïti est-elle à rebours du récit international?

ORIGINAL LANGUAGES, 22 Mar 2021

Frédéric Thomas | CETRI - TRANSCEND Media Service

5 mars 2021 –La communauté internationale a largement contribué à la dégradation de la situation et à l’approfondissement de la crise que traverse Haïti. Et elle continue à le faire, en soutenant le président contesté Jovenel Moïse et son calendrier référendaire et électoral.

Version longue de la tribune publiée dans L’Humanité le 5 mars.

(Photo : San Jose Peace and Justice Center)

Dans quel pays au monde, un référendum constitutionnel pourrait être ordonné par un président contesté, arrivé au terme de son mandat, mis en cause dans des affaires de corruption, mais bénéficiant du soutien logistique et financier de la communauté internationale ? Un référendum, en outre, interdit par la Constitution, rejeté par un large spectre de la société civile, et sans seuil de participation [1].

Avec quel État, le Conseil de sécurité des Nations unies pourrait collaborer à la fiction d’élections libres et démocratiques, organisées par un conseil électoral illégitime et illégal, dans un climat de violences généralisées, causé par des gangs armés ? Alors que nombre de ceux-ci sont de mèche avec le pouvoir, et que depuis de longs mois, la population se mobilise contre cette mascarade électorale.

Sur quelles terres, l’ONU multiplie-t-elle, au fil des années, des missions de stabilisation aussi inefficaces que coûteuses [2], en s’alignant sur une grande puissance, qui est l’un des principaux marqueurs de l’instabilité du pays ? Et en faisant d’un gouvernement impopulaire et corrompu, cache-sexe de la classe dominante, le fer de lance de sa stratégie d’un renforcement de l’État de droit.

Haïti : à rebours

Assurément, il ne s’agit pas de Hong Kong, où les manifestant-e-s jouissent d’une large couverture médiatique et de notre sympathie, à hauteur de la défiance que nous inspire Pékin. Ni du Venezuela dont le gouvernement, diabolisé, est confronté à un blocus international, mobilisé avec outrance par les États-Unis. Encore moins de la Birmanie, à la tête duquel se trouve une junte militaire, sur laquelle pleuvent les motions et sanctions internationales.

Non, ce sont là autant de récits héroïques de notre lutte pour la démocratie dans le monde. Mais, l’envers du miroir où nous nous plaisons à contempler l’étendue de notre innocence et de notre bonne conscience se nomme Haïti. Le plus souvent, pour ne pas le voir, on accuse la fatalité ou les Haïtien.ne.s – ces gens-là ne s’élèveront donc jamais au-dessus du chaos et de leurs criailleries ? –, en redoublant l’effort humanitaire. Et, pour ne pas les entendre, on les plaint.

La réalité est plus simple. Et plus tranchante. Depuis juillet 2018, à de multiples reprises et de diverses manières, la population a manifesté son ras-le-bol de la pauvreté et des inégalités, de la corruption et de l’impunité [3]. Ces mobilisations, les plus importantes peut-être depuis celles qui ont renversé la dictature de Duvalier en 1986, se sont cristallisées dans une formule : une transition de rupture. Il s’agit de rompre avec la reproduction des crises chroniques, fruit d’une double subordination à l’international et à la classe dominante locale.

Cependant, depuis près de trois ans, les manifestant-e-s butent à la fois sur le mépris et la répression du gouvernement de Jovenel Moïse, et sur une communauté internationale sourde à leurs revendications et complice du pouvoir. Rien n’y a fait. Ni les massacres, ni la dérive autoritaire d’un régime gouvernant depuis plus d’un an par décrets [4], ni l’impunité, ni la détérioration de la situation. Encore et toujours, on prétend s’appuyer sur Jovenel Moïse pour promouvoir la « démocratie ». Quitte à l’imposer et à l’opposer à la majorité de la population.

La dernière réunion du Conseil de sécurité consacrée à la situation haïtienne, ce lundi, aura été la démonstration par l’absurde de cette mécanique. Les gouvernements représentés reconnaissent la dégradation du contexte, regrettent la polarisation de la société, s’inquiètent de l’échec de la lutte contre la corruption et l’impunité, et se montrent vivement préoccupés par la violence [5]. Comment faire autrement quand les enlèvements ont augmenté de 200% en 2020 [6] ? Qu’à cela ne tienne, ils accompagneront, appuieront et financeront le calendrier électoral et référendaire.

La France, par la voix de sa représentante permanente adjointe, Nathalie Broadhurst, peut même se donner le luxe d’un ton plus critique [7]. Qu’importe puisque ses paroles sont sans conséquence. Aucune ligne rouge à ne pas franchir n’a été dessinée. En fin de compte, l’État français suit Washington, et n’a eu de cesse de soutenir (et continuera à le faire) Jovenel Moïse. Ce dernier le sait, et agit en conséquence. Le cynisme de l’un n’est que la contrepartie de l’hypocrisie des autres, avec laquelle, en fin de compte, il se confond.

Notre difficulté à regarder en face la situation haïtienne tient à ce qu’elle nous met en cause. Elle détraque l’histoire que nous nous contons, plus ou moins complaisamment, sur notre humanisme, et notre géopolitique intime ; avec les dictatures, gouvernements corrompus et grouillement de révoltes sans logique, au Sud, et la civilisation démocratique, au Nord. Ce sont nos États qui, en notre nom, gaspillent les chances d’un changement, en soutenant un régime autoritaire, et en s’opposant aux organisations sociales haïtiennes. Il ne faut pas se leurrer : nous faisons partie de l’obstacle.

Aussi complexe que soit la situation, aussi lointaine que soit la solution, et aussi faibles que soient nos forces, n’est-il pas de notre devoir de renverser cette diplomatie internationale, de nous mettre à écouter ce que disent les Haïtiens et Haïtiennes, pour partager notre soif commune de liberté ?

Voir en ligne Massacres et dérive autoritaire. Pourquoi la situation en Haïti est-elle à rebours du récit international ?

Notes

[1Sans compter que la « demande » de ce référendum se base essentiellement sur les résultats de deux sondages, dont on ne connaît ni les commanditaires ni les bailleurs.

[2Lors du dernier Conseil de sécurité des Nations unies consacrées à la situation en Haïti, le lundi 22 février, le représentant du gouvernement chinois avait beau jeu relever « que le coût global des différentes missions déployées par l’ONU en Haïti s’élève à 8 milliards de dollars, un montant qu’elle a qualifiée d’‘hallucinant’ ». Et de se prononcer « en faveur d’une redéfinition du rôle de l’ONU en Haïti et à ce que cessent ces ‘investissements infructueux’ ». Conseil de sécurité des Nations unies, « Le Conseil de sécurité prend le pouls du processus préélectoral en Haïti tout en s’inquiétant du climat de violence généralisée », 22 février 2021, https://www.un.org/press/fr/2021/sc14442.doc.htm.

[3Frédéric Thomas, « Les deux racines de la colère haïtienne », Cetri, 30 janvier 2020, https://www.cetri.be/Les-deux-racines-de-la-colere.

[4Depuis janvier 2020, faute d’avoir organisé des élections, le mandat de la totalité des députés et des deux-tiers du sénat sont arrivés à échéance.

[5« La Représentante spéciale pour ce pays s’est alarmée, cet après-midi, devant le Conseil de sécurité, de l’accentuation de la polarisation politique et du rétrécissement de l’espace civique, sur fond de violence des gangs et de détérioration continue de la situation humanitaire. (…) Préoccupée par la hausse des enlèvements, l’impunité persistante et le manque de responsabilisation pour les crimes graves. (…) La Chef du Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH) a été rejointe dans cette analyse par l’ensemble des délégations ». Conseil de sécurité des Nations unies, Ibidem.

[6« Au cours des 12 derniers mois, les enlèvements se sont multipliés de façon inquiétante, leur nombre ayant augmenté de 200% par rapport à l’année précédente (…). Dans une moindre mesure, les homicides volontaires sont également devenus plus fréquents, leur nombre ayant augmenté de 20% en 2020 par rapport à l’année précédente : la police a signalé 1380 cas, dont les trois quarts ont été commis dans le département de l’Ouest ». Bureau intégré des Nations Unies en Haïti, Rapport du Secrétaire général, 11 février 2021, https://binuh.unmissions.org/sites/default/files/s_2021_133_-_sg_report_on_haiti_-_french.pdf.

[7« Haïti : cette situation n’est pas tenable sur le long terme », 22 février 2021, https://onu.delegfrance.org/haiti-cette-situation-n-est-pas-tenable-sur-le-long-terme.

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Le Centre tricontinental (CETRI), organisation non gouvernementale fondée en 1976 et basée à Louvain-la-Neuve (Belgique), est un centre d’étude, de publication, de documentation et d’éducation permanente sur le développement et les rapports Nord-Sud. Le CETRI a pour objectif de faire entendre des points de vue du Sud et de contribuer à une réflexion critique sur les conceptions et les pratiques dominantes du développement à l’heure de la mondialisation néolibérale. Il s’attache en particulier à la compréhension et à la discussion du rôle des acteurs sociaux et politiques du Sud en lutte pour la reconnaissance des droits sociaux, politiques, culturels et écologiques. Les activités du CETRI sont de quatre types : étude, formation, publication, documentation. Le rôle des mouvements sociaux dans le Sud, la dynamique du mouvement altermondialiste, l’évolution des démocraties en Amérique latine, la portée des alternatives sociales et politiques dans le Sud, les logiques et conséquences des ajustements structurels et de l’aide au développement… constituent les principaux thèmes des travaux de ces dernières années.

 

Frédéric Thomas – Docteur en science politique, chargé d’étude au CETRI.

 

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