À l’encontre de la plupart des autres leaders indépendantistes africains des années 1950-1960, le plus souvent citadins, méconnaissant, voire se défiant de la paysannerie, Amilcar Cabral, agronome de formation, va sillonner la Guinée Bissau et l’Angola, lui permettant une connaissance plus fine et plus complexe du monde rural ; de ses traditions et de ses divisions. Qui plus est son ouverture d’esprit, son exigence théorique et son attachement à « la réalité concrète » le préservent quelque peu du dogmatisme du marxiste-léniniste auquel il a adhéré [1]. D’où la pertinence et l’originalité de certaines de ses analyses, qui gardent, un demi-siècle plus tard, leur intérêt et leur charge radicale.
En 1956, Cabral est l’un des fondateurs du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée Bissau et du Cap-Vert (PAIG), qui étaient alors, comme l’Angola et le Mozambique, sous la tutelle coloniale du Portugal. La création d’une organisation binationale traduit la volonté d’ancrer la lutte de libération nationale dans le cadre régional et, plus largement, de l’unité africaine. D’abord essentiellement urbain et pacifique, en butte à la répression, le PAIG se réoriente peu à peu vers la lutte armée en milieu rural. Dès la seconde moitié des années 1960, la majeure partie du territoire de la Guinée Bissau est libérée.
Théoriser les luttes anticoloniales
La pensée d’Amílcar Cabral a été rapprochée à juste titre de celle de Frantz Fanon (1925-1961), notamment pour leur triple focalisation sur la paysannerie, la culture et le panafricanisme, ainsi que leur critique (déjà) du néocolonialisme [2]. Si le premier n’a pas la puissance lyrique du second, il développe en revanche une analyse complexe et fouillée des relations et des classes sociales en Guinée Bissau et au Cap-Vert ; analyse qui dépasse le cadre de ces pays et se prête en grande partie à nombre de pays africains et même du Sud plus globalement. Gérard Chaliand n’hésite d’ailleurs pas à voir en Cabral « l’analyste politique le plus lucide de l’Afrique subsaharienne coloniale et postcoloniale » [3].
La dénonciation par Cabral de la colonisation est doublement radicale, en ce qu’elle constitue un rejet global, définitif et détaillé, et qu’elle affirme (et s’appuie sur) la résistance originelle des peuples d’Afrique. Ainsi, le leader indépendantiste le dit sans ambages, « le colonialisme, c’est l’enfer », et les peuples de Guinée Bissau et des îles du Cap Vert « se trouvent soumis à la plus violente exploitation de l’homme par l’homme, sont l’objet de la plus monstrueuse oppression nationale, sociale et culturelle, et victimes d’une barbare répression militaire et policière » [4]. Or, la dénonciation du crime colonial a d’abord et surtout été l’œuvre des peuples colonisés eux-mêmes, qui « n’ont jamais cessé de lutter jusqu’au bout de leurs forces contre la domination étrangère » [5].
Pour aussi radical et farouche que soit le rejet du colonialisme et du néocolonialisme – « continuation de la domination économique impérialiste déguisée par une direction politique autochtone » [6] –, Cabral n’entendait pas mettre tous les crimes de l’impérialisme « sur son large dos ». Rappelant le proverbe africain, « le riz ne cuit qu’à l’intérieur de la marmite », il analysait les désenchantements, échecs et trahisons des lendemains de la décolonisation en fonction aussi des dynamiques internes propres aux sociétés africaines – « problèmes de la lutte de classes, (…) contradictions dans la structure sociale » – et aux luttes de libération nationale – « rôle du Parti et d’autres institutions, y compris des forces armées, dans le cadre d’un nouvel État indépendant », ainsi que de « la définition correcte » du rôle et de la place du peuple dans la lutte [7].
La mise en avant du peuple par Amilcar Cabral était contrebalancée par une analyse critique de la stratification sociale ; une analyse attentive aux ethnies, aux différences entre villes et campagnes, aux tensions et contradictions entre bourgeoisie, petite-bourgeoisie, « hauts fonctionnaires et intellectuels de profession libérale », classe laborieuse et paysannerie.
Mais, peut-être l’apport théorique le plus important d’Amical Cabral réside-t-il dans son étude de la culture, qui n’est jamais « un tout parfait et achevé », et, plus précisément, de la « liaison intime, de dépendance et de réciprocité, existant entre le fait culturel et le fait économique (et politique) » [8]. Lors d’une conférence prononcée le 20 février 1970, il s’attarda longuement sur le lien entre libération nationale et culture.
Indépendamment de « l’existence de traits communs et spécifiques dans les cultures des peuples africains », remarque Cabral, cela « n’implique pas nécessairement qu’il existe une et une seule culture sur le continent ». Au contraire, « de la même façon que, du point de vue économique et politique, on constate l’existence de plusieurs Afrique, il y a aussi plusieurs cultures africaines ».
« Sans aucun doute, affirmait-il, la sous-estimation des valeurs culturelles des peuples africains, prenant appui sur des sentiments racistes et sur l’intention de perpétuer leur exploitation par l’étranger, a fait beaucoup de mal à l’Afrique ». Pour autant, il estimait « nuisibles » les réactions réflexes d’affirmations homogènes et positives des valeurs et de la culture africaines : « les éloges non sélectifs, l’exaltation systématique des vertus sans condamner les défauts ; l’acceptation aveugle des valeurs de la culture sans considérer ce qu’elle a ou peut avoir de négatif, de réactionnaire ou de répressif (…) ; la liaison absurde des créations artistiques, qu’elles soient valables ou non, à de prétendues caractéristiques d’une race ».
Et Cabral de conclure : « aussi, ce qui importe, ce n’est pas de perdre son temps dans des discussions plus ou moins byzantines sur la spécificité ou la non-spécificité des valeurs culturelles africaines, mais d’envisager ces valeurs comme une conquête d’une partie de l’humanité pour le patrimoine commun à l’humanité, réalisée dans une ou plusieurs phases de son évolution ».
La lutte anticoloniale elle-même participait de ce « patrimoine commun à l’humanité ». Amilcar Cabral n’a eu de cesse d’affirmer son alliance et sa solidarité avec le peuple portugais, qu’il se refusait de confondre avec le régime fasciste du Portugal. « Notre lutte de libération nationale, écrivait-il en 1961, ne sert pas seulement nos peuples : elle sert également les intérêts fondamentaux de tous les peuples africains, le progrès de tous les peuples du monde, et est au service de la paix mondiale et du bonheur de tous les êtres humains » [9].
Une figure oubliée
On mesure la distance avec les pensées décoloniales actuelles qui, dans leur grande majorité, ignorent superbement les luttes anticolonialistes du passé. Et ce au mépris du combat et de la dignité d’hommes et de femmes qui se sont soulevés pour combattre l’oppression. L’ancrage dans le nationalisme et le mouvement ouvrier de l’anti-impérialisme des décennies 1950-1970, est désormais relégué à un marqueur de « blanchité », dont le décolonial se serait affranchi. Ce prétendu « dépassement » ne revient-il pas à évacuer l’analyse sociale critique pour lui substituer des affirmations aussi « déterritorialisées » qu’homogénéisantes ?
Certes, les lendemains désenchantés des libérations nationales, d’une part, le recours aux concepts de « progrès » et de « sens de l’histoire », la reprise (fut-elle critique) de la théorie communiste, d’autre part, constituent autant de limites à la pensée de Cabral et d’entraves à sa (re)lecture et à sa (re)découverte aujourd’hui. Il n’en demeure pas moins qu’elle offre des analyses concrètes et des réflexions stimulantes dont on aurait tort de se priver pour appréhender l’histoire et l’actualité des luttes.
Terminons ce trop rapide survol par une dernière citation d’Amilcar Cabral où se vérifient la radicalité et la générosité – les deux allaient de pair pour lui – de son combat :
« Nous voulons que dans nos pays martyrisés pendant des siècles, bafoués, insultés, que dans nos pays jamais l’insulte ne puisse régner, et que plus jamais nos peuples ne soient exploités, pas seulement par des impérialistes, pas seulement par les Européens, pas seulement par les gens de peau blanche, parce que nous ne confondons pas l’exploitation ou les facteurs d’exploitation avec la couleur de peau des hommes ; nous ne voulons plus d’exploitation chez nous, même pas par des Noirs » [10].