Les théories décoloniales prétendent dépasser l’anticolonialisme. Mais, plutôt que d’un dépassement, il s’agit d’un recodage de pensées – dont celles de Frantz Fanon et d’Amilcar Cabral – autrement plus complexes, radicales et actuelles.
13 juin 2023 – Les pensées décoloniales ont le vent en poupe en Europe ces dernières années. Il n’est pas toujours aisé d’en discuter les enjeux, tant ces pensées sont plurielles, parfois divergentes, et participent d’un champ intellectuel très large. Mais nous voudrions interroger ici, de façon ponctuelle, la question de leur filiation avec l’anticolonialisme, autour plus précisément de la question de la culture. Et le faire en confrontant certaines affirmations du rapport Décoloniser la coopération au développement par les marges, commandé par la coopération belge [1], avec les écrits d’Amilcar Cabral (1924-1973) et de Frantz Fanon (1925-1961).
Dépassement de l’anticolonialisme ?
Décoloniser la coopération au développement par les marges est un rapport publié en avril 2022 par des universitaires belges [2]. Par ses auteur·es, sa qualité et son objectif – « proposer des pistes pour décoloniser l’aide » –, il est emblématique du positionnement des théories décoloniales. Celles-ci tendent à se présenter, implicitement ou explicitement, comme le dépassement de l’anticolonialisme. Ainsi, est-il affirmé dans ce rapport (page 9) :
« Alors que la question de la colonialité de la coopération a été d’abord abordée à partir des concepts comme le néocolonialisme, l’authenticité, la division raciale du travail, l’impérialisme nord-sud, l’autodétermination des peuples, l’imposition des conditionnalités, etc., les débats académiques autour du ‘décolonial’ sont venus apporter des éléments théoriques et politiques nouveaux, plus fins et plus radicaux ».
L’apport décolonial consisterait de la sorte en un raffinement et une radicalisation théorique de concepts tels que « néocolonialisme », « impérialisme » et « autodétermination des peuples », au cœur des pensées et luttes anticoloniales historiques. Et le rapport de poursuivre afin de mieux situer l’originalité décoloniale :
« Aussi, si, dans le passé, les concepts utilisés pour critiquer la coopération au développement semblaient plutôt orientée vers une critique macro des dimensions politiques, économiques et institutionnelles des effets de la coopération, le concept plus spécifique de ‘décolonial’ est venu dévoiler que le colonial se cachait à l’intérieur même des catégories de la pensée occidentale, à travers les binarités développé/sous-développé, moderne/traditionnel, formel/informel, etc. La spécificité du décolonial est alors de débusquer l’ordre du discours occidental qui s’est répandue dans le monde, et qui a été utilisé pour imposer la domination occidentale sur le reste du monde, à la fois politiquement, économiquement et symboliquement ».
Le déconial innoverait donc doublement. Il opèrerait un changement d’échelle – du macro au micro, de la critique des phénomènes manifestes externes au dévoilement de la reproduction intime de la domination, au sein même des concepts et discours –, étroitement lié à un changement qualitatif : il romprait avec les catégories de la pensée occidentale, en définissant le fait colonial « comme une domination matérielle, institutionnelle, épistémique et symbolique de l’Occident sur le reste du monde et particulièrement sur les pays anciennement colonisés ».
Ces affirmations apparaissent comme un parti-pris idéologique plutôt que le fruit d’une analyse ; les pensées anticoloniales passées ne sont pas discutées et sont présentées comme un bloc. Qui plus est, elles tendent à être dévalorisées au regard de l’apport théorique nouveau, supposément plus fin et plus radical, que représenterait le décolonial. Au risque de glisser vers une opposition stéréotypée : la critique vulgaire des matérialités superficielles et grossières d’un côté ; le dévoilement de ce qui se cache dans l’ordre du discours, de l’autre.
Or les critiques anticoloniales passées ne manquaient ni de finesse ni de radicalité (ni, d’ailleurs, de zones d’ombre et de contradictions). La question ne se situe donc pas à ce niveau-là. Plutôt qu’un apport inédit, le décolonial ne constituerait-il pas plutôt un recodage de l’anticolonialisme ? Dans son ensemble, en effet, l’anticolonialisme ne faisait pas de l’Occident l’ennemi principal. Non pas par ignorance ou parce qu’il était aveuglé par ses emprunts à celui-ci, mais bien parce que cette catégorie d’« Occident » – et sa binarité implicite –, n’avait pas de sens dans la lutte qui était menée, et que les divisions Nord-Sud croisaient celles, Est-Ouest, de la Guerre froide, et étaient surdéterminées politiquement.
Domination occidentale
Il est paradoxal de se prévaloir d’une grande finesse théorique, à même de dévoiler et de débusquer, en-deçà des dimensions macro-politiques, économiques et institutionnelles, la dynamique de domination mondiale, pour déboucher sur un clivage aussi massif que brut : Occident/reste du monde. Et ce d’autant plus qu’on peine à définir et à délimiter l’Occident.
De quoi l’Occident est-il le nom ? S’agit-il d’un champ territorial qui irait de l’Albanie aux États-Unis et lierait le Japon et la Moldavie ? D’un marqueur sociologique où Elon Musk et la caissière du Delhaize seraient les deux faces d’une même domination mondiale ? Mais dont ne participeraient pas les populations héritières de la colonisation, vivant pourtant en Occident et bénéficiant également des fruits des échanges inégaux Nord-Sud ?
À moins que la domination occidentale ne doive se lire en termes géopolitiques ; porte ouverte à tous les errements pseudo-dialectiques ? Faut-il voir dans l’invasion de l’Ukraine un mécanisme d’autodéfense de la Russie face à la domination occidentale ? Célébrer le combat « décolonial » des extrémistes hindous, des talibans, du régime iranien, etc. ? Regretter que les Kurdes soient « passés au camp occidental », en s’appuyant sur l’aide militaire états-unienne ? Mettre sur un pied équivalent Haïti et la Chine comme représentants du « reste du monde » ?
Il est d’ailleurs légitime de se demander si le décolonial mesure la vague réactionnaire qui s’affirme aussi bien en Occident qu’ailleurs, et qui emprunte, souvent au Sud, la bannière de la lutte contre la domination occidentale ? Ne se montre-t-il pas complaisant face à de telles manifestations ? Et jusqu’à quel point est-il armé théoriquement pour « faire le tri » et combattre des formes traditionnelles non-occidentales d’oppression ?
En réalité, faute d’autre critère, au vu de son insistance sur cette dimension et du manque d’analyse politique, la domination occidentale débusquée par le décolonial tend à se concentrer sur le seul plan intellectuel : celui de la pensée et du discours. La question sociale semble écartée – renvoyée à une critique macro, dépassée – ou se confondre avec les rapports sociaux de race. La focalisation sur les catégories intellectuelles, qui organiseraient l’ordre de la domination symbolique et matérielle, est le marqueur des théories décoloniales. Leur « radicalité » ne revient-elle pas dès lors à se débarrasser des encombrantes questions de représentations et de médiations sociales, ainsi que de la complexité des rapports de pouvoirs ?
Faiblement arrimées aux rapports sociaux, les pensées décoloniales paraissent dériver, accaparées par un travail de déconstruction de l’ordre du discours, entretenant l’illusion d’une bataille des idées découplées des enjeux macrosociaux. D’où un rapport biaisé au champ théorique. Ainsi, et à juste titre, les penseurs et penseuses décoloniales ont insisté sur le fait que la colonisation a d’emblée été rejetée et analysée par les colonisé·es elles/eux-mêmes, mais aussi par des minorités intellectuelles du Nord. Cependant, le décolonial se montre incapable ou peu désireux de situer ces minorités, comme s’il s’agissait d’autant de personnalités aussi exceptionnelles qu’isolées, et qu’elles n’appartenaient pas à un large courant de pensées.
En réalité, la critique de la colonisation fut d’abord et surtout le propre, en Occident (mais aussi, dans une moindre mesure, ailleurs), d’une gauche radicale, qui allait des chrétiens aux anarchistes, en passant par les communistes et les socialistes. Le néolibéralisme a largement gommé cette mémoire. Le décolonial contribue à en effacer les dernières traces en coulant ces luttes dans la grande nuit du métarécit occidental où tous les chats sont gris.
Le reste du monde (et moi et moi et moi)
L’une des principales binarités de la pensée coloniale est celle du Blanc/Noir et du civilisé/barbare. Loin d’y recourir ou de prétendre retourner cette binarité à l’avantage des peuples colonisés, les révolutionnaires Frantz Fanon et Amilcar Cabral, engagés dans les luttes de libération nationale – le premier au sein de la Guerre d’Algérie, le second en Guinée-Bissau et au Cap-Vert – ont, au contraire, cherché à en démonter les mécanismes et à mettre en évidence le dérèglement à l’œuvre. Et ils l’ont fait, notamment, en utilisant des « catégories occidentales » de la pensée telles que les classes sociales et l’émancipation. Se faisant, ils en niaient le caractère occidental, mettant en évidence le fait que ces concepts avaient été affecté, bousculé, reconfiguré par les expériences et luttes du Sud. Les prétentions décoloniales aux analyses de ces deux figures emblématiques des luttes anticoloniales sont révélatrices [3].
Si Cabral semble largement ignoré ou méconnu des théories décoloniales, il n’en est pas de même de Fanon, dont elles se revendiquent souvent. Du moins se réclament-elles de l’auteur de Peau noire, masques blancs (1952), peu ou pas semble-t-il de celui des Damnés de la Terre (1961). C’est que ce dernier livre est tout entier accaparé par des questions « occidentales » de nationalisme, de territoire et de libération. Surtout, à l’instar de Cabral, Fanon tente de dégager une analyse des processus de décolonisation en cours en Afrique au prisme des classes sociales.
Là réside très certainement l’une des plus importantes différences entre les écrits anticoloniaux de ces deux penseurs, d’un côté, et les œuvres décoloniales contemporaines, de l’autre. Ces dernières paraissent avoir laissé de côté toute analyse en termes de classes sociales, au profit de la radicalité du combat du reste du monde contre la domination occidentale. À l’encontre de tels raccourcis, Fanon et Cabral opèrent une dissection à chaud des dynamiques de la paysannerie, du prolétariat des villes et des bourgeoisies et petites bourgeoisies nationales africaines.
Le chapitre « Mésaventures de la conscience nationale » des Damnés de la terre développe une critique radicale des agissements des bourgeoisies locales au lendemain des indépendances [4]. Dans des pages amères de rage et de prémonition, Fanon vilipende cette « bourgeoisie inutile et nocive », « sorte de petite caste aux dents longues, avide et vorace, dominée par l’esprit gagne-petit », couvrant « son agressivité de classe à accaparer les postes anciennement détenus par les étrangers » et son impatience à hériter des passe-droits de la période coloniale sous le drapeau « de nationalisation des cadres, d’africanisation des cadres ».
Aidée et instrumentalisée par la bourgeoisie occidentale, pour laquelle elle va complaisamment, jouer le « rôle d’agent d’affaires », « de gérant des entreprises de l’Occident », cette bourgeoisie africaine se montre incapable de « penser l’ensemble des problèmes en fonction de la totalité de la nation ». « Branchée sur l’Europe », déconnectée des masses, dont elle se défie de plus en plus, cette bourgeoisie a recours à « la solution qui lui semble la plus facile, celle du parti unique » ; solution doublée souvent de celle du leader unique.
Ce rétrécissement des perspectives entraîne une série de glissements : du nationalisme « à l’ultra-nationalisme, au chauvinisme, au racisme ». Et la population de calquer son attitude sur celle de ses dirigeants. « Par sa paresse et son mimétisme », écrit Fanon, la bourgeoisie nationale « favorise l’implantation et le renforcement du racisme qui caractérisait l’ère coloniale. Aussi n’est-il pas étonnant dans un pays qui se dit africain, d’entendre des réflexions rien moins que racistes et de constater l’existence de comportements paternalistes qui laissent l’impression amère qu’on se trouve à Paris, à Bruxelles ou à Londres ».
La spirale du racisme ne cesse de s’étendre et de s’approfondir dans le « triomphe exacerbé des ethnies », « les compétitions religieuses », le « chauvinisme le plus odieux, le plus hargneux » et les « émeutes proprement racistes » qui éclatent ici ou là contre les Africains non nationaux. Incapable de jouer un quelconque rôle national, la bourgeoisie se replie sur le parti unique et l’armée – encadrée et formée bien souvent par l’ancien colonisateur –, pour contrôler le peuple, se complait dans sa fonction d’intermédiaire auprès de la bourgeoisie européenne, et se retranche derrière son leader et/ou son ethnie.
« Le parti dit national se comporte en parti ethnique » écrit Fanon. Et ce dernier de poursuivre :
« Nous assistons non plus à une dictature bourgeoise mais à une dictature tribale. Les ministres, les chefs de cabinets, les ambassadeurs, les préfets sont choisis dans l’ethnie du leader, quelquefois même directement dans sa famille. Ces régimes de type familial semblent reprendre les vieilles lois de l’endogamie et on éprouve non de la colère mais de la honte en face de cette bêtise, de cette imposture, de cette misère intellectuelle et spirituelle. Ces chefs de gouvernement sont les véritables traîtres à l’Afrique car ils la vendent au plus terrible de ses ennemis : la bêtise. Cette tribalisation du pouvoir entraîne on s’en doute l’esprit régionaliste, le séparatisme ».
En conséquence, Fanon estime que le peuple doit barrer la route à cette bourgeoisie nationale qui, faute de moyens économiques et d’idées, caricature les traits négatifs de sa consœur européenne et constitue une impasse plutôt qu’un tremplin dans la libération nationale. Par ailleurs, loin d’ériger en bloc, pour mieux les opposer, Occident et Afrique, il opère des coupes à l’intérieur de chacun des espaces et des rapprochements entre eux. La bourgeoisie nationale africaine est étroitement liée à la bourgeoisie européenne, tandis que les appels à la libération nationale et à l’unité africaine se retournent parfois en chauvinisme, en racisme et en une « tribalisation du pouvoir ».
Notons enfin que la trahison des dirigeants africains n’est pas d’avoir tourné le dos à leur « essence », à leur « africanité naturelle », mais bien d’avoir céder au pouvoir de la bêtise qui est aussi et surtout la bêtise du pouvoir ; d’avoir chassé le colon pour prendre sa place et reprendre à son compte ses dispositifs d’exploitation et de contrôle, au premier rang desquels le contrôle du peuple.
Si Fanon concentre l’essentiel de ses attaques envers la bourgeoisie, Cabral cible prioritairement la petite bourgeoisie. Ces divergences relèvent tout autant sinon plus de leurs expériences concrètes – celle des États africains nouvellement indépendants au tournant des années 1960 pour Fanon ; celle, une décennie plus tard, de la deuxième phase de la décolonisation africaine pour Cabral – que d’approches théoriques distinctes. De plus, leurs analyses convergent dans une critique de la culture.
Une critique de la culture
Aussi bien Frantz Fanon qu’Amilcar Cabral n’envisagent pas la culture comme une forme objective et statique, essentialisée, étrangère à la lutte en cours. Au contraire même, c’est principalement dans et à partir de cette lutte qu’elle se définit – et ne cesse de se redéfinir. Or, cet enjeu se décline différemment selon les positionnements des acteurs et actrices dans les sociétés africaines, tout en étant constamment instrumentalisé par le pouvoir colonial. Ainsi, dans sa stratégie « d’approfondissement des divisions au sein de la société », le colonisateur « qui réprime ou inhibe, à la base, les manifestations culturelles significatives de la part des masses populaires, appuie et protège, au sommet, le prestige et l’influence culturelle de la classe dirigeante » [5].
Les colonisé·es ne font donc pas face, dans le temps et l’espace social, aux mêmes instrumentalisations de la culture, même si, de manière générale, comme le note Cabral, sous la pression de « la domination politique, l’exploitation économique et la répression culturelle », s’opère « une ‘cristallisation’ de la culture et une ‘surestimation’ de l’identité de la part des groupes dominés » [6]. Et la forme que prend cette cristallisation et surestimation est, d’après Fanon, celle d’une « racialisation de la pensée », dont « les grands responsables (…) sont et demeurent les Européens qui n’ont pas cessé d’opposer la culture blanche aux autres incultures » [7].
Il n’est dès lors pas étonnant qu’au sein de la lutte anticoloniale, s’affirme, dans un premier temps, l’exaltation racialisée des phénomènes culturels autochtones. Encore cette réaction ne dure-t-elle qu’un temps – la prise de conscience qu’elle conduit à un cul-de-sac est rapide – et demeure principalement l’apanage des intellectuel·les et de la petite bourgeoisie. Dans des pages brillantes, Fanon a mis en lumière la dialectique contradictoire de cristallisation et de surestimation culturelles par l’intellectuel colonisé qui, cherchant à échapper « à la suprématie de la culture blanche », est amené à dresser un culte aux traditions afin de se fondre dans le peuple.
Mais, « la culture vers laquelle se penche l’intellectuel n’est très souvent qu’un stock de particularismes. Voulant coller au peuple, il colle au revêtement visible » [8], sans appréhender les transformations souterraines à l’œuvre et les changements de significations des traditions qui s’opèrent dans la lutte de libération nationale. Confiné à la surface des choses, tourné davantage vers le passé idéalisé que vers les bouleversements de la réalité présente, l’intellectuel·le risque fort de s’en tenir à quelques formules stéréotypées qui fleurent l’exotisme, voire l’essentialisme.
Cette attitude, Cabral, dans une perspective marxiste, l’attribue à une frange sociale : la petite bourgeoisie. Tant au sein du continent africain que dans les « diasporas implantées dans la métropole colonialiste », cette petite bourgeoisie vit un « drame socio-culturel », en raison de son positionnement contradictoire et marginal. D’où sa frustration et son « besoin pressant (…) de contester sa marginalité et de se découvrir une identité ». Et cette identité, elle va la construire en mettant en avant la question du « retour aux sources » et son identification avec le peuple dominé.
Mais, cette identification est problématique, dans la mesure où, toujours selon Cabral, les masses populaires « n’ont aucun besoin d’affirmer ou de réaffirmer leur identité » ; cette question ne se pose pas pour elle, mais bien pour la petite bourgeoisie afin de « résoudre le conflit socio-culturel dans lequel elle se débat » et de sortir de sa marginalité pour recouvrer « un sentiment de dignité ».
Il convient, dès lors, de se demander dans quelle mesure l’analyse critique faite par Cabral de la petite bourgeoisie de la diaspora pourrait s’appliquer aux théoricien·nes décoloniaux·ales. Leur attitude ne relève-t-elle pas des contradictions et frustrations d’une classe marginalisée, surreprésentée dans les sphères intellectuels – universités, milieux artistiques, travail intellectuel –, cherchant à réaffirmer sa dignité en surinvestissant les phénomènes identitaires et culturels et en s’identifiant au peuple dominé, au risque d’ériger certains faits partiels en éléments significatifs, prétendument caractéristiques d’une culture, voire d’une « race » ?
Le surinvestissement décolonial dans les champs du discours, de la pensée et du symbolique, et son éloignement symétrique de la question sociale ne correspondent-ils pas – partiellement au moins – au positionnement marginal et intermédiaire de ces intellectuel·les au sein des rapports sociaux de classe ? Ainsi qu’à une manière de vouloir sortir par le haut (idéalisé) de ses contradictions ? La littérature décoloniale – celle en tous les cas qui est la plus diffusée – est, en effet, surtout le fait de penseurs et (moins) de penseuses issues des universités anglo-saxonnes les plus occidentales et les plus modernes, sinon les plus néolibérales.
Par ailleurs, le rejet de la domination occidentale sur le reste du monde permet une radicalité à bon compte, qui s’en tient à la théorisation d’un antagonisme homogène et global, dispensant d’une analyse théorique située et complexe, en maintenant hors-champ le « lieu d’énonciation » (pour reprendre le concept décolonial de « l’ancrage géohistorique » de toute connaissance) institutionnel et social de cette critique. Est donc ici emprunté le chemin inverse de l’anticolonialisme. Celui-ci se situe toujours dans la matérialité d’espaces nationaux et territoriaux, alors que ces espaces, dans les théories décoloniales, sont déterritorialisés au profit de l’opposition binaire « domination occidentale » / « reste du monde ».
L’engagement de Fanon et de Cabral ou, à tout le moins, leur empathie pour le panafricanisme et la négritude, ne les a pas empêchés de rejeter l’idée d’une culture africaine ou d’une culture noire, qui ferait pendant à la culture dominante occidentale ou « blanche ». Ils ont mis en avant l’hétérogénéité du champ culturel, saturé de luttes et d’histoire, traversé par l’action conflictuelle de classes sociales [9] et configuré territorialement.
Tandis que Cabral se refuse à fondre dans un même ensemble les dynamiques des diasporas et les mouvements sociaux en Afrique, Fanon décrit la prise de conscience par laquelle, les Noir·es états-unien·nes se rendirent compte qu’ils n’étaient pas confronté·es aux mêmes problèmes que les Noir·es africain·es, et qu’ils ne se ressemblaient « que dans l’exacte mesure où ils se définissaient tous par rapport aux Blancs » [10].
De même que « du point de vue économique et politique, on constate l’existence de plusieurs Afrique, il y a aussi plusieurs cultures africaines » écrit Cabral. De plus, affirme-t-il, la culture est « une source inépuisable de courage, de ressources matérielles et morales, (…) mais aussi, par certains aspects, d’obstacles et de difficultés, de conceptions erronées », prescrivant dès lors « une analyse objective » refusant à la fois « la liaison absurde des créations artistiques (…) à de prétendues caractéristiques d’une race » et « l’acceptation aveugle des valeurs culturelles sans tenir compte de ce qu’elles peuvent avoir de négatif, réactionnaire ou régressif » [11].
Si Fanon et Cabral opposent, dans un premier temps, la culture colonisée et la culture du pouvoir colonial, ils n’en continuent pas moins le travail de coupes, en montrant les tensions et contradictions, les liens et passerelles, les spécificités et conflits au sein de et entre chaque culture. Par là-même, ils opèrent un double mouvement de démontage ; de la culture africaine, algérienne, bissau-guinéenne, etc., comme un bloc, et de son idéalisation, de sa valorisation aveugle en tant que culture « authentique » et résistante. De manière convergente, les deux hommes inscrivent dès lors les valeurs culturelles dans une lutte commune pour l’humanité.
« Aussi, ce qui importe, écrit Amilcar Cabral, ce n’est pas de perdre son temps dans des discussions plus ou moins byzantines sur la spécificité ou la non-spécificité des valeurs culturelles africaines, mais d’envisager ces valeurs comme une conquête d’une partie de l’humanité pour le patrimoine commun à l’humanité, réalisée dans une ou plusieurs phases de son évolution. Ce qui importe, c’est de procéder à l’analyse critique des cultures africaines face au mouvement de libération et aux exigences du progrès » [12].
De son côté, Frantz Fanon affirme :
« Imaginer qu’on fera de la culture noire, c’est oublier singulièrement que les nègres sont en train de disparaître, ceux qui les ont créés étant en train d’assister à la dissolution de leur suprématie économique et culturelle. Il n’y aura pas de culture noire parce qu’aucun homme politique ne s’imagine avoir vocation de donner naissance à des Républiques noires. Le problème est de savoir la place que ces hommes ont l’intention de réserver à leur peuple, le type de relations sociales qu’ils décident d’instaurer, la conception qu’ils se font de l’avenir de l’humanité. C’est cela qui compte. Tout le reste est littérature et mystification » [13].
Politique de l’engagement
La prétention décoloniale de dépasser l’anticolonialisme revient à vouloir « décoloniser » Amilcar Cabral, Frantz Fanon et les autres, encore trop empreints de la colonialité des savoirs, s’en tenant à la surface matérielle des choses, incapables qu’ils seraient – les pauvres – de « débusquer l’ordre du discours », de s’arracher à la pensée occidentale. Cette prétention est d’autant plus problématique qu’elle provient de théoricien·nes inscrit·es, dans leur majorité, dans des circuits intellectuels du Nord, dont les liens (autoproclamés) avec les luttes du Sud ne sont guère évidents, et qu’elle vise des personnes qui étaient engagées, elles, dans des luttes anticoloniales de grande ampleur.
Certes, l’engagement de Fanon et de Cabral ne garantit pas la valeur et la pertinence de leurs pensées. Pas plus qu’il n’interdit d’en critiquer les contradictions, zones d’ombre et faiblesses. Mais, il invite du moins à une certaine humilité. Et à les étudier au prisme des luttes passées et actuelles. Or, force est de constater que les théories décoloniales sont inopérantes pour appréhender (et plus encore pour y contribuer) les révolutions arabes et les soulèvements qui ont secoués l’Algérie et le Soudan, pour ne prendre que ces quelques exemples africains contemporains.
Loin de « dépasser » les analyses de Fanon et Cabral, les pensées décoloniales les recodifient, en ignorant ou en évacuant les aspects les plus saillants – les plus radicaux et les plus actuels aussi – de leurs écrits. Ceux-ci nous donnent des armes pour penser le monde et le transformer. Il ne s’agit en conséquence ni de les sous-estimer ni de les reprendre tels quels ; c’est-à-dire sans acter leur faiblesse et partialité – notamment par rapport aux féminismes et à l’écologie – et sans reconnaître ce qui a changé au cours du dernier demi-siècle.
L’enjeu principal est d’interroger les conditions d’une actualisation des analyses critiques anticoloniales – dont celles de Frantz Fanon et d’Amilcar Cabral furent parmi les plus lucides – de la culture, des rapports Nord-Sud, des luttes contre le pouvoir colonial, etc., en critiquant ou en se dégageant de notions problématiques telles que « progrès » et « sous-développement », et en reprenant à notre compte la focale mise sur l’humanité et leur soif d’émancipation.