Ainsi, du Gabon à la Syrie [2], en passant par la Russie, les chefs d’État autoritaires se servent du vote pour légitimer leur pouvoir. La distinction entre les « fausses » et les « bonnes » élections – les premières seraient la règle en Afrique et dans d’autres pays du Sud, tandis que les secondes honoraient l’Occident –, pour pertinente qu’elle puisse être a priori, n’en reste pas moins partielle et partiale. Et critiquer la manipulation, l’absence de liberté et de transparence de ces processus électoraux ne suffit pas.
C’est le principe même des élections et la croyance en celles-ci qu’il faut interroger. Y compris au Nord. Ainsi, selon « l’enquête 2021 de l’OCDE sur les déterminants de la confiance dans les institutions publiques (enquête sur la confiance) », moins d’un tiers des personnes interrogées croient en l’efficacité du vote et « pensent que les pouvoirs publics tiendraient compte des avis exprimés lors d’une consultation de la population » [3].
La double identification « naturelle » des élections et de la démocratie, d’un côté, de l’Occident et des valeurs démocratiques, de l’autre, doit être critiquée et ramenée à ce qu’elle est largement : un principe idéologique. Et prendre acte du fait que les élections relèvent d’un rituel de légitimation tout autant sinon plus que d’un exercice de souveraineté populaire.
Défiance politique
Si divers instituts mesurant l’état de la démocratie dans le monde – indépendamment des réserves que l’on peut avoir envers les critères et principes de leurs méthodologies [4] – classent les pays du Nord de l’Europe parmi les plus démocratiques au monde, l’Uruguay, le Chili et le Costa Rica en Amérique latine, São Tomé et Príncipe, le Lesotho, l’Afrique du Sud et le Cap-Vert en Afrique, et Timor-Leste en Asie, sont également bien notés. Qui plus est, les indicateurs placent la Hongrie à la hauteur de la Sierra Leone, Malte et la Roumanie au niveau du Surinam et du Malawi, et les États-Unis derrière le Ghana et la Jamaïque [5].
Autre paradoxe, la confiance en la démocratie en général, et envers les élections en particulier, est en baisse un peu partout dans le monde, même si elle demeure significative. De plus, elle s’accompagne d’une défiance croissante envers les gouvernements, institutions et partis politiques, ainsi que d’un sentiment d’impuissance : de moins en moins de personnes croient que les élections offrent un moyen de décider, a fortiori de changer les choses. Ainsi, selon l’enquête 2021 de l’OCDE, moins de 40% des personnes interrogées font confiance en leurs gouvernements, parlements et partis politiques, et seul un tiers des citoyen·nes déclarent que le système politique de leur pays leur permet d’avoir leur mot à dire [6]. Or, cette défiance est plus marquée auprès des classes populaires, des jeunes et des femmes. Et elle semble se renforcer : en 2024, seuls 34% des Italien·nes et 30% des Français·es avaient confiance en la politique [7].
En Amérique latine, selon le dernier Latinbarómetro (2023), 48% de la population seulement appuie la démocratie – 15% de moins qu’en 2010 – et plus des trois-quarts sont insatisfaits du régime démocratique [8]. En cause, la crise économique et l’incapacité des gouvernements à répondre aux demandes populaires, principalement en termes de correction des inégalités et d’accès aux « biens politiques » (égalité devant la loi, justice, dignité). Enfin, seule une personne sur cinq estime que les partis politiques fonctionnent bien. La tendance est, toutes proportions gardées, la même en Afrique : « seulement 38% se disent satisfaits du fonctionnement de la démocratie dans leur pays » [9]. Et, paradoxalement, si deux tiers (66%) des Africain·es préfèrent la démocratie à toute autre forme de gouvernement, seul·es 42% d’entre eux et elles pensent que les élections ouvrent la voie à un gouvernement représentatif et redevable [10].
L’« impérialisme électoral » et le cas haïtien
Dans De la démocratie en Françafrique. Une histoire de l’impérialisme électoral [11], Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla mettent en avant le concept d’« impérialisme électoral ». Il s’agit de montrer non seulement l’ingérence continue de la France dans les processus électoraux en Afrique de l’Ouest, depuis la colonisation jusqu’à aujourd’hui, mais aussi la mise en œuvre par le pouvoir colonial d’une « ingénierie de la fraude » – pression sur les électeurs et électrices, trucage, fausses inscriptions sur les listes électorales, etc. – qui a été très largement reprise par les gouvernements africains indépendants.
Enfin, à la fois moyen et fin de cette ingérence, s’imposerait un « fondamentalisme électoral ». Celui-ci « fait des élections la seule procédure légitime de dévolution du pouvoir souverain », ignorant d’autres imaginaires politiques et se montrant peu regardant sur la participation et l’insatisfaction populaires, ainsi que sur les conditions du processus électoral. Ce biais idéologique des institutions internationales tend à confondre démocratie et « stabilité politique », faisant des gouvernements africains des mineurs auxquels ne s’appliqueraient pas l’ensemble des règles et exigences démocratiques, et qu’il conviendrait de « ‘civiliser’ (…) via l’organisation d’élections sous la surveillance de la ‘communauté internationale’ » [12].
Cette critique dépasse le cadre de la Françafrique et même celui du continent africain. Haïti est en effet un cas emblématique de l’impérialisme électoral. Au cours de ces vingt dernières années, les élections dans ce pays des Caraïbes ont largement été organisées, supervisées et financées par la communauté internationale… Et, parfois, manipulées, comme les documents et déclarations après-coup de plusieurs protagonistes semblent le confirmer pour les élections de 2010 [13]. Prolongement et consécration de la dépendance politique et économique d’Haïti, c’est la communauté internationale qui finance les élections – elle a pris en charge 60% du coût de celles de 2015 (à eux seuls, les États-Unis sont intervenus à hauteur de 33%) [14] – et les missions d’observation. Enfin, c’est principalement au niveau international que ces élections sont validées.
Cela a d’ailleurs donné lieu à un ballet tragicomique, en juin 2016, entre l’Union européenne (UE) et les organisations haïtiennes de défense des droits humains. Alors que l’UE voyait dans les élections en cours, « un pas essentiel vers une démocratie plus solide », les secondes évoquaient un « fiasco électoral ». Malgré la pression des États-Unis, de l’Organisation des États d’Amérique (OEA), de l’UE et du gouvernement haïtien pour que le processus électoral se poursuive, la société civile s’y opposa et réussit à ce qu’une commission indépendante de vérification se mette en place… commission qui confirma les irrégularités massives et appela à refaire les élections (présidentielles). Mécontente, l’UE, qui se voyait et se présentait comme la garante du respect des règles et de la démocratie, mit un terme à sa mission d’observation [15]. L’institution européenne prétendait donc avoir le pouvoir de valider ou non – y compris à l’encontre des organisations locales, minorées sinon méprisées [16] – un processus censé exprimer la souveraineté du peuple haïtien.
Le soulèvement populaire de 2018-2019, réprimé par le pouvoir en place, qui n’hésita pas à recourir aux bandes armées et à la terreur au point de plonger le pays dans un cycle infernal dont la crise actuelle est le résultat, allait mettre en évidence, jusqu’à l’absurde, la logique de l’impérialisme électoral. Fruit de la révolte, une très large convergence de mouvements féministes, d’églises, de syndicats, d’ONG, d’organisations paysannes s’est opérée autour du projet d’une « transition de rupture » [17]. Mais, le gouvernement, non élu, impopulaire et soutenu à bout de bras par Washington et ses affidés, entend rester au pouvoir le temps d’organiser des élections – reportées depuis deux ans. Et ce alors même que les bandes armées – dont les liens avec ce gouvernement sont régulièrement dénoncés – contrôlent 90% de la capitale de Port-au-Prince et que des élections risquent d’accélérer le processus de gangstérisation de l’État en cours.
Il n’y aurait pas d’autre procédure de légitimation démocratique que de recourir au vote. D’où la fuite en avant d’un gouvernement sans légitimité qui appelle à une intervention armée internationale pour le soutenir et l’aider à organiser des élections ; des élections qui s’opposent à la transition et plus encore à la rupture voulues par de larges pans de la société haïtienne. On cherche de la sorte à imposer des élections non seulement sans les Haïtiennes et Haïtiens – le taux de participation aux dernières élections de 2010-2011 et de 2015-2016 tournait autour de 20%, soit le plus faible au monde [18] –, mais aussi et surtout contre la population.
Dans ces conditions, les élections ne sont pas un exercice d’expression de la souveraineté populaire, mais bien un mécanisme de contrôle de celui-ci. Elles doivent légitimer le pouvoir non aux yeux des Haïtiens et Haïtiennes, mais bien auprès de Washington et des institutions internationales, qui ont besoin de relais sur place pour ajuster les politiques qu’elles mettent en œuvre. La contradiction intrinsèque de cette « gouvernance internationalisée » [19] est que les élections sont perçues par la population comme le joujou de la communauté internationale et d’une classe politique décrédibilisée et liée à l’oligarchie. La légitimation que les élections octroient au pouvoir sur la scène internationale le délégitime sur la scène nationale. À juste titre d’ailleurs, puisque ce mécanisme rend les gouvernements davantage redevables (et représentatifs de) envers les acteurs internationaux qu’envers les citoyens et citoyennes.
La démocratie contre les élections ?
Face à la situation actuelle de défiance généralisée envers les élections et la classe politique, la réponse des gouvernements et des institutions internationales est de chercher à renforcer la confiance, à mieux communiquer et à vanter les mérites de la démocratie réduite aux élections. On tend à présenter le manque de représentativité et de redevabilité des acteurs politiques et l’aliénation de la souveraineté populaire comme des dysfonctionnements plutôt que comme le fonctionnement normal d’un mécanisme qui tourne court et de plus en plus en rond. Ou alors, plus simplement, on accuse les électeurs et électrices de mal voter, les Africain·es, Haïtien·nes, etc. de ne pas encore être (assez) matures démocratiquement [20]. Nos systèmes (au Nord) que l’on dit démocratiques s’apparentent en réalité à des oligarchies libérales avec des tendances autoritaires plus ou moins marquées selon les pays.
Depuis 2020, l’Afrique de l’Ouest a été le théâtre de six coups d’État réussis. Entre 2011 et 2023, la proportion de la population soutenant les élections a respectivement baissé de 15 et de 19% au Mali et au Burkina Faso. [21] Les appels à « un retour à la démocratie » font abstraction du rejet de la classe politique et des gouvernements précédents et sont d’autant plus mal perçus qu’ils proviennent prioritairement de la France, qui n’a cessé d’intervenir dans les affaires intérieures de ces États. Ce n’est donc pas un retour, mais bien un changement qu’il faut viser.
La montée de l’autoritarisme et du populisme partout dans le monde se nourrit aussi du rejet de la politique et d’un sentiment d’impuissance, tout particulièrement face aux inégalités croissantes. Au tournant des années 1960, alors qu’il était membre du groupe Socialisme ou Barbarie, Cornélius Castoriadis affirmait que la classe travailleuse se débattait entre une soif d’autonomie et la tendance à s’en remettre à d’autres (un syndicat, un parti, un gouvernement) pour décider à sa place, quitte à s’en plaindre et régulièrement s’en défaire. Soixante ans plus tard, nous semblons pris dans les mêmes contradictions.
Les forces de gauche sont engagées dans une course contre la montre pour donner à la défiance et au ras-le-bol un sens émancipateur et les dégager de la sorte des tentations autoritaires. Cela implique de se défaire du fétichisme électoral en prenant la mesure de la soif de changement, en renouant avec la critique libertaire du système électoral et de la démocratie représentative et en ouvrant l’imaginaire politique aux expressions d’une démocratie (davantage) égalitaire et directe.
Notes
[1] En 2016, des élections parlementaires s’étaient tenues dans 185 des 195 États du monde (soit 95% d’entre eux). Pippa Norris, « Flawed and Failed Elections : The Global Picture », Electoral integrity project, 8 mars 2016, https://www.electoralintegrityproject.com/eip-blog/2016/12/29/flawed-and-failed-elections-the-global-picture.
[2] Le 26 mai 2021, Bashar al-Assad fut élu avec plus de 95% des voix. Il commençait ainsi son quatrième mandat présidentiel. Il reçut les félicitations de la Russie, de l’Iran et de la Chine, mais aussi de Cuba, du Venezuela et du Nicaragua.
[3] OCDE, Enquête 2021 de l’OCDE sur les déterminants de la confiance dans les institutions publiques, 2022, https://www.oecd-ilibrary.org/sites/f6a31728-fr/1/2/1/index.html?itemId=/content/publication/f6a31728-fr&_csp_=5ecc2849f9520884052fb6360dc7b491&itemIGO=oecd&itemContentType=book.
[4] Ils ne prennent pas toujours en compte le taux de participation aux élections et, surtout, n’interrogent pas de manière critique la fonction du vote et son identification à la démocratie.
[5] Voir IDEA, Global State of Democracy 2022, https://www.idea.int/gsod/2023/chapters/global/ ; et Garnett, Holly Ann, Toby S. James, Madison MacGregor, and Sofia Caal-Lam, Year in Elections Global Report 2023. The Electoral Integrity Project, https://www.electoralintegrityproject.com/global-report-2023.
[6] OCDE, Ibid.
[7] SciencePo CEVIPOF, En quoi les Français ont-ils confiance aujourd’hui ? Le baromètre de la confiance politique, février 2024, https://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/BConf_V15_Extraction1_modif.pdf.
[8] Corporación Latinobarómetro, Informe Latinobarómetro 2023 : La recesión democrática de América Latina, https://www.latinobarometro.org/lat.jsp.
[9] AfroBarometer, « Alors que les Africains entament une année politique chargée, le scepticisme marque un déclin du soutien aux élections », 2 février 2024, https://www.afrobarometer.org/wp-content/uploads/2024/02/AD761-PAP7-Scepticisme-marque-un-declin-du-soutien-des-Africains-aux-elections-Fr-Afrobarometer-3fev24.pdf.
[10] Op. cit.
[11] Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, De la démocratie en Françafrique. Une histoire de l’impérialisme électoral, Paris, La découverte, 2024. Lire également Frédéric Thomas, « Impérialisme électoral en Françafrique », Cetri, 15 février 2024, https://www.cetri.be/Imperialisme-electoral-en.
[12] Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, Ibid., pp. 297-298.
[13] Jake Jonhston, Aid State. Elite Panic, Disaster Capitalism, and the Battle to Control Haiti, New York, St Martin’s Press, 2024.
[14] Haiti Support Group, Democracy Discouraged : International Observers and Haiti’s 2015 Elections, CETRI, 22 septembre 2016, https://www.cetri.be/Democracy-Discouraged.
[15] Frédéric Thomas, « Union européenne – Haïti : un néocolonialisme de routine ? », CETRI, 5 juillet 2016.
[16] L’UE mit en doute non seulement les résultats de la commission indépendante de vérification, mais aussi les capacités et l’intégrité des organisations haïtiennes. Et ce alors même que ces dernières avaient déployé des moyens autrement plus importants pour suivre le processus électoral. Le jour des élections, les 80 membres de la mission européenne observèrent 253 bureaux de vote, soit moins de 2% du total tandis que 4.900 Haïtiens et Haïtiennes participant aux trois missions d’observation des organisations de défense des droits humains contrôlèrent plus de 57% des bureaux de vote. Haiti Support Group, Ibid.
[17] Frédéric Thomas, « Les deux racines de la colère haïtienne », CETRI, 30 janvier 2020
[18] Kristen Sample, Défis électoraux en Haïti : analyse comparative, Club de Madrid.
[19] Frédéric Thomas, « Haïti : continuation et interruption de la politique par d’autres moyens », CETRI, 14 décembre 2023.
[20] « Nous nous insurgeons contre ceux qui disent que les peuples ne savent pas voter et contre ceux qui prétendent que pour des raisons culturelles, il ne peut pas y avoir de démocratie en Afrique ». Ndongo Samba Sylla, entretien avec Clair Rivière, « ‘Même quand vous avez une alternance au Sénégal, le programme est défini avec le FMI’ », Bastamag, 23 février 2024, https://basta.media/Senegal-Macky-Sall-meme-quand-vous-avez-alternance-programme-est-defini-avec-FMI.
[21] AfroBarometer, Ibid.
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Frédéric Thomas – Docteur en science politique, chargé d’étude au CETRI.