Le 2 avril 2013, 155 États ont adopté le Traité des Nations unies sur le commerce des armes. À l’heure actuelle, à l’exception de la Russie, les plus grands exportateurs d’armes au monde en sont signataires. Mais les États-Unis ne l’ont pas ratifié. Or les articles 6 et 7 du traité obligent à interdire la fourniture d’armes à des pays qui pourraient les utiliser pour commettre un génocide, des crimes contre l’humanité ou d’autres crimes de guerre, ou qui pourraient s’en servir pour commettre ou faciliter des violations graves des droits humains ou du droit humanitaire international [2].
Tout transfert vers l’État israélien – qui, à l’instar des États-Unis, a signé mais non ratifié ce Traité – est donc interdit. Une interdiction violée par ceux-là même qui ont fixé les règles. Malheureusement, au cours de la dernière décennie, les articles 6 et 7 du Traité (de même que la quinzaine d’embargos de l’ONU sur les armes vers certains pays) ont été enfreints à maintes reprises et en toute impunité [3]. La force prime et foule au pied le droit. Et la double logique du profit et de la militarisation hypothèque toute solution.
Géopolitique de l’armement
Le niveau de l’armement mondial peut être mesuré sous trois angles : dépenses militaires, import-export, part du budget militaire dans les économies nationales. Ces dix dernières années, et tout particulièrement avec les conflits armés en Ukraine et à Gaza, les dépenses militaires mondiales n’ont cessé d’augmenter. Les États-Unis en absorbent 37% et la Chine 12%, soit à eux deux quasiment la moitié du total. Dix États représentent les trois-quarts de ces dépenses au niveau du monde. La Russie, l’Inde et l’Arabie saoudite sont dans le top 5, tandis que la Grande-Bretagne est, en Europe, le pays le plus dépensier en la matière.
En 2023, par rapport à l’année précédente, les dépenses militaires d’Israël et de l’Ukraine – tous les deux engagés dans une guerre dévastatrice – ont augmenté respectivement de 24% et de 51%. Mais, la hausse la plus spectaculaire s’est produite en République démocratique du Congo qui, confrontée au conflit armé dans l’Est du pays et aux tensions grandissantes avec le Rwanda, a plus que doublé ses dépenses militaires. La Belgique, quant à elle, est classée 34ème et ses dépenses militaires représentent 0,3% du total mondial [4].
Le commerce des armes est encore plus concentré que les dépenses militaires : pour la période 2019-2023, les États-Unis ont assuré 42% des exportations mondiales d’armes [5]. Loin derrière, la France et la Russie occupent respectivement les deuxième et troisième places, avec chacune 11% des parts du marché. Avec la Chine et l’Allemagne, ces pays constituent les principaux exportateurs d’armes et concentrent ensemble plus des trois-quarts des exportations. À l’autre bout de la chaîne, du côté des importateurs, l’Inde occupe la première place, représentant près de 10% des importations mondiales de l’armement. Les tensions avec ses voisins, le Pakistan et la Chine, ainsi que des choix stratégiques, expliquent en grande partie cette position. L’Arabie saoudite, le Qatar, l’Ukraine et le Pakistan figurent parmi les cinq plus grands importateurs. Ils totalisent ensemble 35% des importations.
Plusieurs États, dont certains sont parties prenantes de conflits armés, dépendent très largement d’une ou deux sources pour leur approvisionnement en armes. Par exemple, Israël, quinzième importateur mondial d’armement, s’appuie presque exclusivement sur les États-Unis (69%) et l’Allemagne (30%) pour ses importations d’armes. De même, 75% des armes importées d’Arabie saoudite proviennent des États-Unis ; 77% de l’armement russe importé est chinois.
Une autre manière d’appréhender le poids des armes dans l’économie est de mesurer la part des dépenses militaires dans le produit intérieur brut (PIB) d’un État. Sous cet angle-là, ce ne sont pas les États-Unis qui sont en tête – avec des dépenses militaires qui représentent 3,4% du PIB, le pays est classé 9ème –, mais bien l’Ukraine, où plus d’un tiers du PIB est consacré à l’armement. Les dépenses militaires de l’Algérie, de l’Arabie saoudite, de la Russie, d’Oman et d’Israël dépassent les 5% du PIB.
Militarisation et « sécuritisation »
Au lendemain de l’invasion russe en Ukraine, puis, à nouveau, après l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, les actions en bourse des grandes entreprises de la défense américaine ont connu une soudaine hausse. Les guerres profitent à quelques-uns… L’industrie de l’armement alimente les conflits armés qui génèrent en retour d’importants profits pour ce secteur, étroitement imbriquée aux intérêts et stratégies des États. Il est d’autant plus difficile de briser ce cercle vicieux que les États-Unis poussent à une militarisation, par le biais notamment de l’OTAN. Cette alliance internationale – qui regroupe trente-deux membres, principalement européens – s’est ainsi fixé pour objectif que chaque État partie consacre au moins 2% de son PIB aux dépenses militaires (ce qui est déjà le cas de la Grande-Bretagne, de la France, de la Pologne, de la Grèce et de la Finlande). En revanche, des pays comme La Belgique où « seulement » 1,2% du PIB est consacré aux dépenses militaires (1,5% en Allemagne, en Espagne et aux Pays-Bas) devraient ainsi consacrer beaucoup plus d’argent à ce poste, au détriment de services sociaux tels que l’éducation et la santé, secteurs autrement plus stratégiques.
De manière plus organique, la militarisation est catalysée par un narratif et une logique, qu’elle alimente. Le terme de « sécuritisation » a été introduit pour rendre compte du « processus par lequel un problème politique est identifié et traité comme une question de sécurité », donnant une signification particulière, socialement construite, à la menace et à l’(in)sécurité [6]. Ce phénomène est particulièrement évident dans la politique européenne face à la migration, à travers notamment la militarisation des frontières.
La célèbre formule de Clausewitz, « la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens », doit dès lors être corrigée et complexifiée en ce sens que la guerre change la signification de la politique, en la réduisant à un jeu stratégique. Et ces « autres moyens » – dont l’armement – participent de cette reconfiguration des conflits en termes (uniquement) sécuritaires, tendant à hypothéquer de la sorte toute solution politique et, à terme, la perspective d’une paix juste et digne.