(Français) La bible pour constitution : l’essor de la droite évangélique au Brésil

ORIGINAL LANGUAGES, 7 Sep 2020

Laurent Delcourt | CETRI - TRANSCEND Media Service

Résumé:

30 août 2020 – L’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro est loin d’être le produit d’un malheureux concours de circonstances. Sa victoire à l’élection présidentielle d’octobre 2018 est aussi le résultat d’une puissante lame de fond portée, entre autres, par l’essor spectaculaire des cultes évangéliques dans le pays à partir du dernier quart du 20e siècle. Implantées dans les quartiers populaires, désertés par les pouvoirs publics, leurs églises (pentecôtistes et néo-pentecôtistes principalement) se sont rapidement révélées être de redoutables instruments de socialisation et de propagande politiques au service des élites conservatrices. Séduits par ses prises de position et ses constantes références à la religion, les évangéliques ont joué un rôle décisif dans la victoire du candidat d’extrême droite, non seulement en mettant à sa disposition leurs réseaux, leurs canaux de communication et leurs ressources, mais aussi en participant à la construction de son image d’« homme providentiel ».

« Dieu a lui-même conçu un grand projet pour la Nation. Et il est de notre responsabilité de le mettre en oeuvre ».

La formule tirée d’un livre [1] publié en 2011 par le fondateur de la puissante Église universelle du royaume de Dieu, Edir Macedo, paraît aujourd’hui tristement prémonitoire. Moins d’une décennie plus tard, le rêve du richissime pasteur, homme d’affaires et patron de médias est pratiquement devenu réalité. Avec l’élection de Jair Messias Bolsonaro à la tête du pays, vécue par les évangéliques brésiliens comme « providentielle », les stratégies de conquête du pouvoir mises en œuvre par l’évangélisme politique ont fini par payer. Devenue l’une des principales forces politiques au Congrès et l’alliée la plus fidèle du président, cette « nouvelle droite religieuse » a désormais toutes les cartes en mains pour imposer son agenda rétrograde et sa vision étriquée de la société.

Remise en question de la laïcité et de la neutralité religieuse de la Constitution, croisade morale contre l’avortement et les avancées en matière d’égalité des genres, appel au rétablissement de la famille traditionnelle, à l’enseignement obligatoire de la Bible dans les écoles et à l’éradication des croyances afro-brésiliennes ou indigènes, stigmatisation des minorités, elle menace aujourd’hui plus que jamais les fondements de la jeune démocratie brésilienne et participe à l’instauration d’un dangereux climat d’intolérance religieuse. Comment en est-on arrivé là ?

Mutation du paysage religieux

La réponse la plus évidente est à trouver dans la mutation du paysage religieux au Brésil. Peu de pays dans le monde ont connu un processus de conversion aussi massif, profond et rapide à la foi évangélique. Alors que 92 % des Brésiliens se déclaraient encore catholiques en 1970, ils n’étaient plus que 64 % en 2010, et ne devraient plus représenter que la moitié de la population en 2022, lorsque le pays fêtera son bicentenaire (Oualalou, 2018). Loin de traduire un phénomène de sécularisation, au sens wébérien du terme, cette fuite des fidèles s’est faite surtout au profit des églises évangéliques d’obédience pentecôtiste et néo-pentecôtiste. D’origine ou d’inspiration principalement étasunienne, ces « églises du réveil » n’ont cessé d’étendre leur emprise sur les périphéries urbaines pauvres des grandes villes et les jeunes municipalités établies dans les zones de frontières, peuplées majoritairement de migrants (Mato Grosso et Etats amazoniens). En moins de quarante ans, les évangéliques sont ainsi passés de 4 % à près de 29 % de la population [2]. Et, pour autant que le rythme actuel des conversions se poursuive [3], la proportion d’évangéliques devrait dépasser celle des catholiques en 2030 pour atteindre 40 % de la population du pays.

Les raisons d’un tel engouement ont abondamment été discutées. Elles renvoient aux caractéristiques intrinsèques des différents courants évangéliques autant qu’aux aspirations d’une population souvent déracinée ou en rupture de ban. S’implantant dans des contextes marqués par la précarité des conditions d’existence, la généralisation des stratégies de survie, un individualisme croissant et la montée exponentielle de l’insécurité, les églises évangéliques sont apparues comme une réponse à la dissolution du tissu social et à la perte de repères qui en découle. Tirant profit de l’absence de l’État (et de ses structures sociales) et de la perte de terrain de l’Église catholique militante, inspirée principalement de la théologie de la libération [4], dans ces zones déshéritées, elles y créent de nouvelles formes de socialisation et de solidarité arc-boutées sur de petites communautés autonomes, repliées sur elles-mêmes et regroupées autour de leur pasteur, lequel administre à la fois le culte et organise la vie des fidèles au travers de multiples activités. Groupes de prière, de discussion et d’entraide, ateliers de formation, activités de loisirs (banquets, matchs de football, tourisme religieux, etc.), collecte et distribution de dons sont ici conçus et vécus comme autant de moyens d’assurer la cohésion du groupe, de resserrer les liens communautaires et de retremper les solidarités (Oualalou, 2018).

Mais le pouvoir d’attraction de ces églises tient aussi à leur accessibilité, leur plasticité et la simplicité de leur message. Proposant un modèle de spiritualité de proximité, une lecture littérale de la Bible, une relation personnelle avec le divin et une liturgie participative et épurée à l’extrême, centrée tantôt sur la rédemption individuelle tantôt sur la réussite personnelle, à travers le seul acte de foi, la participation au culte et aux activités connexes, elles sont particulièrement bien adaptées à la religiosité populaire, à l’individualisation des croyances et à la généralisation de la société de consommation.

Participant à l’émergence d’un véritable marché de biens spirituels, leur prolifération, sous des dénominations multiples (Église universelle ; Assemblée de Dieu, Église mondiale du pouvoir de Dieu, Église internationale de la grâce de Dieu, etc.), a enfin été rendue possible par une forme de prosélytisme agressif qui s’appuie massivement sur les médias traditionnels (radios, télévision, maisons d’édition) et les nouvelles technologies de l’information et de la communication. L’Église universelle, qui s’est ainsi bâti un véritable empire médiatique. Devenue un formidable outil de propagande et de dissémination de valeurs culturelles, la chaîne Record, rachetée par Edir Macedo, a fini par s’imposer comme le deuxième média du pays [5].

Au fil du temps, le profil social des évangéliques a lui aussi évolué. Désormais, la massification des cultes évangéliques ne se limite plus aux quartiers populaires et aux milieux modestes (Portail catholique suisse, 2019.). Les dynamiques générationnelles d’ascension sociale permises par l’augmentation générale du niveau de vie assurent aujourd’hui leur pénétration dans les nouvelles classes moyennes, où ils trouvent de nouveaux relais et canaux de diffusion. En donnant une caution morale et spirituelle à l’idéologie du mérite (la fameuse théologie de la prospérité), le phénomène ne va pas manquer d’avoir d’importantes répercussions sociales et politiques, dont on commence seulement à mesurer les effets.

Politisation du mouvement évangélique brésilien

Jusqu’au début des années 1990, la présence de l’évangélisme dans l’espace politico-médiatique était relativement discrète, marginale, voire folklorique. Les évangélistes ont longtemps répugné à s’engager en politique, se contentant tout au plus de défendre leurs droits en tant que minorité religieuse et d’obtenir quelques avantages de la part l’État (exemption de l’impôt et reports de dettes par exemple). Mais l’essor des Églises pentecôtistes et néo-pentecôtistes, couplé au sentiment de panique morale généré par la montée en puissance et la reconnaissance des revendications portées par les mouvements féministes et LGBT, sous les gouvernements pétistes (2003-2016) en particulier, vont bientôt changer la donne.

Apparues dans le paysage religieux à la fin des années 1970, les églises néo-pentecôtistes connaissent d’emblée un succès fulgurant, à l’instar de l’expansion vertigineuse de l’Église universelle du règne de Dieu, fondée en 1978 par Edir Macedo, au point de devenir rapidement le premier courant évangélique au Brésil.

Ce qui distingue ces évangélistes dits de la troisième vague par rapport à leurs prédécesseurs [6], c’est d’une part leur forte présence dans l’espace public à travers l’organisation de shows religieux dans d’immenses temples et l’utilisation massive d’un marketing agressif, inspirée du télévangélisme de leurs proches cousines ou maisons-mères nord-américaines. Et d’autre part, la propagation d’une doctrine singulière reposant sur deux piliers idéologiques : la théologie de la prospérité et l’idéologie de la « guerre spirituelle ».

La théologie de la prospérité valorise la réussite personnelle et l’aisance matérielle comme l’expression d’une bonne santé spirituelle, tandis qu’elle stigmatise la pauvreté et la déchéance morale comme autant de signes de malédiction voire de punition divine. Aussi postule-t-elle que si Dieu est capable de soigner et de sauver l’âme, il peut également, par la grâce divine, octroyer richesses et prospérité ici-bas à mesure que l’individu s’engage dans sa foi, ce qui passe par une conversion positive, une participation assidue au culte et une contribution régulière versée au magistère sous forme de dîme obligatoire. Opposée en tout point à la doctrine sociale de l’Église catholique et à l’option préférentielle pour les pauvres professée par la théologie de la libération, elle est particulièrement bien adaptée, perméable et réceptive à l’idéologie individualiste et méritocratique du néolibéralisme [7], mais aussi à la dimension sacrificielle de la religiosité populaire. Comme le note en effet Pablo Semán, cette

« offre théologique pentecôtiste présente beaucoup d’airs de famille [avec les pratiques sacrificielles] des populations paysannes qui offraient animaux et récoltes à leurs dieux en échange de la prospérité. Même si à l’ère du capitalisme [ces dons] ne peuvent se matérialiser qu’à travers l’étalon général de toutes les marchandises : l’argent  » (2019).

La doctrine de la guerre spirituelle vient compléter cette approche théologique fondée sur le commerce de biens spirituels. Si la tradition pentecôtiste adhère à l’idée de la présence du divin dans le monde, les tenants de la guerre spirituelle croient aussi à la présence terrestre du mal, lequel n’est plus considéré comme une métaphore, mais une puissance réelle qui s’infiltre dans toutes les sphères de l’existence, et menace la santé, la prospérité et le bien-être de la communauté des croyants (Ibid.). Aussi, le monde est-il perçu comme un vaste champ de bataille entre forces du mal et forces du bien, et il appartient aux fidèles de s’engager corps et âme dans cette lutte pour conjurer les desseins du malin. Répression de la sexualité, adoption d’un code moral rigide, séances d’exorcisme, guérison ou encore multiplication des actes expiatoires, sont ainsi conçues comme autant de moyens repousser l’action corrosive du mal, et d’assurer le triomphe terrestre de l’Esprit saint.

Si les évangélistes se sont longtemps tenus à l’écart du monde politique, considéré comme le lieu de toutes les tentations, un changement intervient dans les années 1990 : l’arène politique sera de plus en plus perçue comme le principal champ de bataille de cette guerre culturelle à mener contre les forces occultes et les idéologies malignes (Oro, Tadvald, 2019 ; Semán, 2019). La réaffirmation par la Constitution brésilienne de 1988 de la séparation de l’Église et de l’État, la légitimation des pratiques religieuses afro-brésiliennes et indigènes à travers la liberté de culte, la reconnaissance des droits sexués, l’avancée du débat sur l’avortement et l’adoption de nouvelles lois en réponse aux revendications des mouvements féministes et LGBT, en pleine croissance, poussent alors des dizaines de pasteurs à s’engager en politique contre ce qu’ils considèrent comme une érosion des rôles traditionnels et des valeurs religieuses.

Fort de leur charisme et de leur pouvoir de persuasion auprès de leurs fidèles, véritable électorat captif, avec lequel ils établissent des liens de nature clientéliste, et s’appuyant sur de puissants appareils médiatiques et un marketing politico-religieux particulièrement efficace, ils engrangent très vite d’importants succès électoraux. Et leur poids dans les organes représentatifs (de l’État fédéral, des États fédérés et des municipalités) ne cesse de se renforcer au fil des décennies, au point de représenter dès la deuxième décennie du 21e siècle une force politique incontournable.
Comprenant à peine trente-six représentants en 1986, le front évangélique au Congrès (ou bancada da Biblia) n’a cessé depuis de gagner en influence, en particulier sous les gouvernements pétistes (2003-1016), passant d’une quarantaine de députés en 2002 à 91 en 2015, et près de 200 (195 députés sur 513 parlementaires, soir 38 % d’entre eux) dans l’actuelle législature, avec une représentation écrasante de membres de l’Assemblée de Dieu et de l’Église universelle (O Estado de São Paulo, 15 septembre 2019).

Radicalisation à droite de l’évangélisme politique

Passés maîtres dans l’art de marchander leur appui politique contre l’inscription à l’agenda de leurs revendications ou l’octroi d’avantages matériels, les évangéliques ont été de toutes les coalitions depuis les années 1990. Désireux de renforcer sa base d’appui gouvernementale, ébranlée en 2005 par le scandale du « mensalão », le PT a lui-même marchandé le soutien des évangélistes, quitte à renoncer à certaines de ses priorités (gel du débat sur l’avortement ou l’euthanasie, réglementation et imposition des cultes et des médias, etc.) et à crisper, au passage, une partie de sa base électorale. Une alliance de circonstance encombrante certes, mais qui a ensuite été reconduite sous les gouvernements de Dilma Rousseff et que symbolisera la présence de la présidente à l’inauguration, en 2014, du nouveau siège de l’Église universelle, une réplique grandeur nature du Temple de Salomon pouvant accueillir jusqu’à 10 000 fidèles.

Mais la crise politique déclenchée par le scandale dit du Lava Jato, en 2014/2015, dans un contexte de forte récession économique, et la détérioration de l’image du PT, vont avoir raison de ce pacte contre-nature. Sous l’impulsion de leurs principaux leaders politiques, le président de la Chambre, Eduardo Cunha et d’influents députés-pasteurs, comme Magno Malta et Marco Feliciano, les évangéliques rompent brusquement avec le PT et s’engagent activement dans la campagne pro-impeachment. En 2016, à une écrasante majorité, ils votent en faveur de la destitution de la présidente, aux côtés des deux autres grands lobbies conservateurs au sein du Congrès : le front parlementaire des propriétaires terriens et de l’agrobusiness (la bancada do boi – le banc du boeuf) et le lobby des défenseurs des armes à feu et de politiques ultrasécuritaires (la bancada da bala – le banc de la balle).

Ce sera le premier acte d’une articulation inédite entre les évangéliques et les droites politiques les plus dures. Une alliance « nationale – évangélique » (rejointe un peu plus tard par les courants ultralibéraux) qui servira de tremplin à la candidature de Jair Bolsonaro durant la campagne pour les présidentielles [8]. En mettant à sa disposition ses puissants relais médiatiques et en orientant une bonne partie du vote populaire en faveur du candidat d’extrême droite, les évangéliques compteront ainsi parmi les principaux artisans sa victoire.

La construction du « mythe »

Dans ses déclarations à la tribune du Congrès, le populaire pasteur et homme politique Marco Feliciano avait souvent répété qu’avoir un évangélique à la tête du pays faisait précisément partie du plan de Dieu et qu’il appartenait aux évangélistes de hâter sa mise en oeuvre (Arias, 2017).

La soudaine renommée du candidat d’extrême droite va leur en donner l’occasion. À mesure qu’il progressait dans les sondages, Bolsonaro s’est en effet vite imposé à leurs yeux comme cet « homme providentiel » appelé à présider aux destinées religieuses de la Nation. Le baptême « évangélique » de ce catholique revendiqué, en 2016, dans les eaux du Jourdain en Israël, d’où il lancera sa candidature ; son non moins médiatique mariage avec une évangélique, célébré en grande pompe par le célèbre télévangéliste Silas Malafaia ; son soutien répété à l’État hébreu protecteur de la Jérusalem des chrétiens ; son slogan de campagne, « Brésil, au-dessus de tout, Dieu au-dessus de tous » ; ses références constantes à la Bible et au caractère chrétien de la nation [9] ; et ses charges furieuses contre les idéologies perverses (marxisme culturel, socialisme, théorie du genre, etc.), les « bandits rouges », les intellectuels progressistes et les homosexuels, lui ont assuré d’emblée le soutien d’une bonne partie des secteurs évangéliques (tout comme d’ailleurs celui des franges les plus conservatrices des autres églises, y compris catholiques). Et l’agression au couteau qui faillit lui coûter la vie au plus fort de la campagne électorale a davantage accru son aura auprès des croyants, tentés de voir dans cet « attentat manqué », un signe d’élection ou de grâce divine, tout comme son deuxième prénom Messias, littéralement le Messie. Le « mythe » (mito), comme le surnomment ses partisans, était né.

Dans la dernière ligne droite de la campagne électorale, la machine de propagande de l’évangélisme va fonctionner à plein régime pour imposer cette image auprès de l’électorat populaire, encore pétri de croyances millénaristes, et orienter le vote des fidèles. Des prières en faveur du candidat d’extrême droite seront organisées dans les temples. La chaîne Record lui donnera une couverture exclusive. Et les groupes Whatsapp et Facebook de nombreuses églises se transformeront en instrument de marketing électoral pro-Bolsonaro, diffusant à grande échelle des portraits édifiants du « mythe », telles ces nombreuses images qui le représentent en guerrier enveloppé dans un drapeau brésilien, terrassant les forces du mal, ainsi que des milliers de fakenews destinées à diaboliser le candidat du PT et ses sympathisants [10]. Les murs des grandes villes du pays, enfin, se couvriront de messages mi-politiques, mi-religieux, appelant à voter pour le candidat d’extrême droite.

Une stratégie de communication et de mobilisation de masse qui a manifestement porté ses fruits. Ainsi, d’après une enquête de Datafolha, réalisée en octobre 2018, près de 59 % des évangéliques (plus ou moins 30 % de l’électorat) auraient voté pour Bolsonaro au premier tour des élections, contre 26 % pour le candidat du PT, Fernando Haddad, soit une différence de près de 11 millions de voix qui a été déterminante pour assurer la victoire de l’ex-capitaine [11]. Un pourcentage de votes en faveur du candidat d’extrême droite encore plus manifeste dans les Etats (Rondônia, Roraima, Acre et Rio de Janeiro) qui ont connu la plus forte poussée évangélique et comptent aujourd’hui parmi les principaux bastions du bolsonarisme (Oualalou, 2019) .

Colonisation de la structure de l’État

À l’instar d’autres acteurs issus du protestantisme historique et des secteurs catholiques conservateurs qui ont appuyé la candidature de Bolsonaro, les évangéliques ne vont pas tarder à être remerciés de leur engagement et de leur soutien. Peu après son arrivée au Planalto, le président d’extrême droite nomme d’emblée plusieurs de leurs représentants et alliés à des postes clés du gouvernement.

L’homme d’affaires évangélique Marcelo Álvaro Antônio, le général baptiste André Luiz Eduardo Ramos et le pasteur presbytérien André Louiz Mendoza se voient confier respectivement les postes de ministre du Tourisme, de ministre-chef du Secrétariat du gouvernement et de ministre avocat-général de l’Union. L’un des principaux artisans du rapprochement des droites conservatrices avec le front parlementaire évangélique, le luthérien Onyx Lorenzoni est nommé ministre de la « Casa civil », faisant ainsi fonction de Premier ministre. Et la militante antiavortement, et ardente défenseure du très controversé projet de loi « Escola Sem Partido » [12] est propulsée aux commandes du tout nouveau ministère de la Femme, de la Famille et des Droits humains. Peu connue du grand public, elle n’en était pas moins une figure de proue du mouvement évangélique sur les réseaux sociaux. Dans l’un de ses prêches, en 2016, elle avait affirmé :

«  Il est temps pour l’Église de dire ce que nous voulons ….Il est temps pour l’Église de gouverner » (OutrasMídias, 23 septembre 2019).

Bien que les évangélistes demeurent minoritaires dans le gouvernement, leur présence au sein des ministères et des administrations s’est également trouvée accrue. Certains d’entre eux occupent désormais des postes stratégiques dans les structures en charge de la culture, de la santé, de l’éducation, des affaires étrangères, des droits de l’homme ou des questions indigènes. Témoignant de la volonté exprimée il y a peu par le président Bolsonaro de renforcer la composante évangélique de son gouvernement, récemment encore, un créationniste, défenseur du « dessein intelligent », a été nommé directeur l’agence chargée des programmes d’études universitaires (Pacheco, 2020). Et un anthropologue évangélique a été désigné à la tête de la Coordination générale des Indiens isolés et récemment contactés au grand dam des secteurs indigénistes qui redoutent une nouvelle offensive missionnaire dirigée contre ces peuples. Ricardo Lopes Días avait en effet travaillé douze ans durant pour la Missão Novas Tribos do Brasil. Souvent dénoncée pour son action, cette organisation d’origine états-unienne s’était donné comme objectif institutionnel premier l’évangélisation des indigènes (El País Brasil, 5 février 2020).

Jamais les évangéliques n’ont occupé une position aussi centrale dans l’architecture du pouvoir. Jamais, ils n’ont eu autant la possibilité de peser sur les choix de politique publique. Les coupes drastiques dans les subsides destinés à la santé reproductive, l’éducation à la sexualité et à la lutte contre les discriminations de genre ; la tentative de priver le cinéma LGBT d’aides publiques ou de rendre obligatoire l’enseignement de la Bible dans les écoles privées et publiques ; la suppression de bourses de recherche dans plusieurs domaines sensibles aux yeux des évangéliques ou le retrait par l’Agence nationale de cinéma (Ancine) de toutes références aux films jugés « gauchistes » ou contraires aux bonnes mœurs, etc. sont aujourd’hui autant de signes du militantisme évangélique au sein de l’État brésilien et de la guerre culturelle qui y est menée (Albertini, 2020 ; De Castro Rocha, 2020). Mais cette guerre se joue aussi au coeur même de la société brésilienne, comme le montre la montée de l’intolérance religieuse dans le pays.

Guerre culturelle et montée de l’intolérance religieuse

Le 24 décembre 2019, veille de Noël, plusieurs cocktails Molotov sont lancés sur une petite société de production, Porto do Fundo, qui avait réalisé un court-métrage humoristique représentant Jésus en gay. Les auteurs présumés de l’attentat : des militants se réclamant de l’intrégralisme – mouvement fasciste brésilien – entendaient protester contre la décision actée par la justice d’autoriser la diffusion sur Netflix du film, après une vaste campagne orchestrée par les évangéliques et une partie du monde catholique pour exiger son retrait. Dans leurs revendications, ils n’ont pas hésité à justifier leur geste en se posant comme l’« épée de Dieu » au service d’un Brésil « chrétien » qui « jamais ne cessera de l’être » (Barbosa, 2019).

Très largement médiatisé, l’épisode n’est que l’un des derniers en date d’une succession de faits traduisant une dangereuse montée de l’intolérance et de la haine religieuses dans le pays. Depuis quelques années, on ne compte plus les attaques et les menaces contre des activistes de gauches, des militantes féministes, des intellectuels progressistes, la communauté LGBT et les cultes afro-brésiliens ou indigènes. En octobre 2017, la philosophe féministe états-unienne Judith Butler, venue au Brésil pour participer à un colloque international, est violemment prise à partie par des activistes religieux qui appellent à « brûler la sorcière ». En janvier 2019, le député du PSOL [13] et activiste LGBT, Jean Wyllys, annonce son exil après avoir reçu de nombreuses menaces de mort depuis l’élection de Bolsonaro. Au second semestre de la même année, à Florianópolis, dans l’État de Santa Catarina, une statue Iemanja, une divinité afro-brésilienne, est martelée, tandis que dans la Baixada Fluminense, plusieurs lieux de cultes sont attaqués et détruits par un groupe de trafiquants « évangéliques », se faisant appeler « Bonde de Jesus » (le Tram de Jésus) à l’appel d’un pasteur fondamentaliste (El País Brasil, 19 novembre 2017 ; Barbosa, 2019).

D’après le sociologue Milton Bortoleto, ces menaces et agressions contre les pratiquants des cultes afro-brésiliens ont connu une forte recrudescence au cours des trois dernières années dans les quartiers populaires des grandes villes, et en particulier à Rio de Janeiro, ville dirigée par le pasteur de l’Église universelle de Dieu et propre neveu d’Edir Macedo, Marcelo Crivella, qui n’a jamais caché son mépris pour la culture afro-brésilienne, y compris la tradition du carnaval. Une flambée de violence (attaques de terreiros, mais aussi assassinats d’officiants) qui correspond, selon le chercheur, non seulement à la présence croissante des évangéliques dans l’espace public, mais aussi à l’adoption par de nombreuses églises pentecôtistes et néo-pentecôtistes de discours de plus en plus « conservateur et belliqueux », et à leur diffusion rapide dans un contexte marquée par la montée en puissance et l’articulation de droites radicales et militantes, revendiquant leurs racines chrétiennes, et la libération d’une parole ouvertement xénophobe, homophobe et misogyne (Barbosa, 2019).

Les rendez-vous manqués de la gauche brésilienne

Au Brésil, rares sont ceux qui, à gauche, ont saisi la portée de la poussée évangélique et compris ses réelles implications. Osons une hypothèse : la fulgurante ascension électorale de Bolsonaro et sa victoire aux élections présidentielles de 2018 auraient été improbables sinon impossibles, si le candidat d’extrême droite n’avait pu s’appuyer sur la formidable force de frappe politique qu’ont fini par constituer les églises évangéliques. En mettant à sa disposition leurs réseaux, leurs canaux de communication et leurs ressources, et en participant à la construction de son image de « messie » et de « sauveur » de la nation, elles lui ont en effet assuré le soutien décisif d’une bonne partie du vote populaire (en ce compris les couches moyennes inférieures, évangéliques ou non), auparavant bien plus enclin à appuyer le PT, au projet bolsonariste, et contribué à élargir considérablement la base électorale du président d’extrême droite.

Dans de nombreux quartiers populaires, les référents progressistes qui s’y étaient diffusés dans le passé, et avaient contribué au succès du PT, grâce surtout à l’action sociale et politique de l’Église catholique, ont peu à peu été remplacés par une spiritualité individualiste et conservatrice, à mesure que les églises évangéliques y ont gagné du terrain, s’imposant comme des instruments de socialisation politique redoutablement efficaces. Si la perte d’influence de l’Église catholique militante et la disparition de nombre de ses canaux de mobilisation ont éloigné les couches populaires du militantisme progressiste au profit de l’activisme évangélique, le glissement d’une rhétorique centrée sur la justice sociale vers des discours davantage axés sur les droits humains, l’écologie et l’égalité de genre y ont aussi beaucoup contribué. Portée par des minorités actives, ces revendications tendaient à heurter la sensibilité conservatrice des secteurs populaires, voire à faire le jeu de l’évangélisme politique, en donnant une résonance nouvelle à ses discours. En témoigne, entre autres, l’écrasante victoire de Crivella, très largement plébiscité dans les quartiers populaires, aux élections municipales de Rio en 2017, face à Marcelo Freixo, candidat du PSOL, sur base d’une campagne mêlant anti-pétisme, guerre contre l’idéologie de genre, défense de la famille traditionnelle, dénonciation de la décadence sexuelle et rôle des enseignants dans la promotion du marxisme culturel (Oualalou, 2019).

En dépit de l’incompatibilité du projet évangélique avec les valeurs progressistes, jamais la gauche brésilienne n’a cherché à contrer la vague. Elle s’en est plutôt accommodée, le PT allant même jusqu’à marchander l’appui des parlementaires du front évangélique, au risque de renforcer leur assise et leur visibilité politique. Erreur stratégique majeure. Aujourd’hui, le pacte scellé entre les évangéliques et les droites radicales, symbolisé notamment par la présence d’Edir Macedo au côté de Bolsonaro lors des cérémonies de la fête nationale brésilienne le 7 septembre 2019, menace non seulement son existence, mais aussi les fondements d’une démocratie dont elle avait été le principal moteur et protagoniste. Le slogan « Bíblia, Sim ! Constitução, Não ! » peints à gros traits deux ans plus tôt, sur les murs de la ville de Rio, n’étaient-ils pas finalement annonciateurs de sinistres présages ?

Notes:

[1Plano do Poder : Deus, Os Cristões e a política, Edit. Thomas Nelson Religion.

[2Ces derniers chiffres sont extrapolés du dernier recensement de l’IBGE, qui établit à 22,2 % la proportion d’évangéliques en 2010, dont près de 13,3 % de néopentecôtistes, et de divers sondages d’opinion (Oro, Tadvald, 2019).

[3En revanche, la proportion des protestants traditionnels n’a guère évolué, et tend même à décliner. Issus généralement de couches sociales plus aisées et mieux éduquées, ils représentent aujourd’hui environ 4 % de la population (Ibid.).

[4L’arrivée de Jean-Paul II à la tête de l’Église catholique et le remplacement des prélats liés à la théologie de la libération par des évêques conservateurs ont stoppé net l’expansion de la théologie de la libération et amorcé son rapide déclin dans les quartiers populaires, entraînant la disparition de très nombreuses Communautés ecclésiales de base (CEB). Or, comme le note Lamia Oualalou, « ces quelques 80 000 qui regroupaient 3 à 5 millions de personnes avaient permis un niveau de capillarité très important. Cette perte est justement advenue à un moment où le pays était en pleine transformation sociale, où il y a eu une désindustrialisation très importante et où le secteur agricole à changer de visage avec la mécanisation. De quoi déstabilisée les plus démunis » (Portail catholique suisse, 2019).

[5Le réseau médiatique évangélique comprendrait près de 963 radios réparties sur tout le territoire national, des dizaines de chaînes de télévision régionales et nationales (Rede Mundial de l’Église mondiale du pouvoir de Dieu, Rede Genesis de Sara Nossa Terra ; Rede Gospel de Renacer em Cristo ; tv Universal et tv Record, toutes deux, de l’Église universelle) et des centaines de journaux, dont certains à très large tirage (comme celui de l’Église universelle, Folha Universal, qui tire à 2,3 millions d’exemplaires). Ces quelques chiffres donnent toute la mesure du poids des églises évangéliques dans le champ médiatique (Oro, Tadvald, 2019).

[6Les spécialistes s’accordent à reconnaître trois grandes tendances évangéliques correspondant chacune à trois vagues historiques distinctes. De traditions plus libérales, les protestants dits historiques (luthériens, calvinistes, méthodistes, etc.) de la première vague se sont implantés en Amérique latine au 19e siècle, dans le sillage du courant migratoire européen. Beaucoup ont participé à la diffusion des valeurs démocratiques et d’un discours axé sur les droits humains. Ensuite, à partir du début du 20e siècle sont arrivées les premières églises évangéliques du réveil, d’origine principalement nord-américaine (presbytériens, baptistes, adventistes, pentecôtistes, etc.), marquées par un discours nettement plus conservateur (lecture littérale de la bible, code morale rigide, etc.) et un prosélytisme plus affirmé. Puis, à partir des années 1970 ont commencé à proliférer les églises dites néo-pentecôtistes sous la direction de pasteurs locaux – qui ont souvent fondé leur propre église. L’expansion de ces cultes a alors été fortement encouragée par les régimes militaires, pour faire barrage, en pleine Guerre froide, à l’avancée des idées socialistes, y compris au sein de l’Église catholique (Semán, 2019 ; Oro, Tadvald, 2019).

[7Une enquête menée en 2017 par la fondation du PT Perseu Abramo dans les quartiers pauvres de São Paulo montre que parmi les principales valeurs plébiscitées par les personnes interrogées ressortent la célébration de la consommation, l’esprit entrepreneurial et le lien avec les églises évangéliques (Oualalou, 2019).

[8Seule une petite minorité d’évangélistes n’a pas rallié l’alliance bolsonariste. Inspirés davantage par la tradition protestante libérale, ils s’étaient opposés à la destitution de Dilma Rousseff, en créant un front évangélique alternatif : le Frente evangélica pelo Estado de Direito (Kourliandsky, 2019).

[9Au début de la campagne pour les élections présidentielles, Bolsonaro avait par exemple déclaré à la tribune du Congrès :

« Le Brésil n’est pas un État laïc. Et ceux à qui cela déplaît n’ont qu’à changer de pays, parce que la minorité doit se plier à la majorité » (cité in Arias, 2017).

[10Entre autres fakenews, relayées par les églises évangéliques, le candidat du PT a été accusé d’avoir diffusé un « kit gay » dans les écoles faisant l’apologie de l’homosexualité. Il s’agissait en réalité d’un outil pédagogique destiné à lutter contre les préjugés et l’homophobie.

[11Les différents sondages réalisés à ce moment indiquaient également que 70 % des évangéliques étaient décidés à voter pour Bolsonaro au second tour de ces élections (Oro, Tadvald, 2019).

[12Escola Sem Partido (École Sans Parti) est à la fois une organisation fondée par un entrepreneur libéral et u projet de loi visant à interdire toute forme de « propagande politique » dans l’enseignement public. Ses partisans ciblent le soi-disant « marxisme culturel » prétendument hégémonique chez les enseignants brésiliens, ainsi que certaines matières comme la théorie du genre.

[13Le Parti socialisme et liberté est né d’une dissidence du PT. C’est l’un des partis les plus engagés sur les thèmes dits sociétaux.

Bibliographie:

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Un article paru dans le numéro 117 de la revue Recherches internationales

 

Laurent Delcourt – Sociologue et historien, chargé d’étude au CETRI

 

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