(Français) PEGASUS israélien: votre téléphone est-il un instrument de surveillance permanente?
ORIGINAL LANGUAGES, 11 Oct 2021
Belen Fernandez | Investig'Action/Al Jazeera - TRANSCEND Media Service
Le scandale « Pegasus » est le dernier épisode en date du thriller de science-fiction dystopique, mais bien réel que nous vivons à l’heure actuelle.
7 Oct 2021 – Entre juin 2020 et février 2021, les iPhones de neuf militants bahreïnis – dont deux dissidents exilés à Londres et trois membres du Bahrain Center for Human Rights – ont tous été piratés à l’aide du spyware (logiciel espion) « Pegasus » développé par NSO Group, une société de cyber surveillance israélienne officiellement réglementée par le ministère israélien de la Défense.
Les piratages dont il est question ici ont été révélés dans un nouveau rapport du Citizen Lab de l’Université de Toronto, suite à une étude approfondie de Pegasus et, dans la foulée, d’autres phénomènes connexes d’espionnage généralisé.
Ainsi que dévoilé par « The Guardian », Pegasus est « peut-être bien le plus puissant logiciel d’espionnage jamais développé à ce jour« , à même de transformer n’importe quel smartphone en instrument de surveillance permanente, capable de récolter messages, mots de passe, photos, liste de contacts, historique des recherches internet et tout autre type de données, ainsi que prendre le plein contrôle de la caméra et du micro intégrés. Toutes ces fonctions s’activent en secret, selon une technologie appelée « zéro clic », sans qu’il ne faille jamais cliquer soi-même sur aucun lien sensible ou douteux, aucune action de l’utilisateur n’est requise pour infecter son propre téléphone mobile.
Comme si les militants des Droits de l’Homme au Royaume de Bahreïn n’avaient pas encore suffisamment enduré d’oppression et de torture, les voici maintenant privés de tout droit à la vie privée. Ainsi, le rapport de Citizen Lab est le dernier épisode en date du thriller de science-fiction dystopique que nous vivons à l’heure actuelle.
En juillet, le Projet Pegasus – un consortium de dix-sept médias de presse, en collaboration avec Amnesty International et l’ONG parisienne « Forbidden Stories » (Histoires interdites en français) – révélait l’existence d’une liste d’au moins 50.000 numéros de smartphones concernés à travers le monde. La grande majorité de ces numéros était concentrée dans des pays connus comme des clients de NSO Group, laissant supposer que la liste est une compilation de cibles potentielles à surveiller.
L’un des journaux associés à l’enquête, le Washington Post, a détaillé le fait que jusqu’à présent, 37 des numéros figurant sur la liste avaient bel et bien étés victimes, sinon d’espionnage avéré, au moins de tentatives de piratage au moyen du logiciel Pegasus. Parmi les propriétaires de ces téléphones figuraient des journalistes, des militants, ainsi que les deux femmes les plus proches du chroniqueur saoudien Jamal Khashoggi assassiné le 02 octobre 2018 au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul par des supplétifs du Pouvoir de Riyad.
La veille même de ce meurtre, Citizen Lab avait prévenu avec « un haut niveau de certitude » que le téléphone portable de Omar Abdulaziz, un opposant saoudien exilé au Canada, était infecté par le spyware Pegasus. Il a été établi que Abdulaziz était un ami proche et un correspondant régulier de Khashoggi. Bien que les responsables de NSO Group nient avec véhémence toute responsabilité ou complicité dans ces manœuvres pour le moins répréhensibles, la liste des faits en rapport et coïncidences troublantes ne fait que s’allonger.
Par exemple, parmi les 50.000 numéros répertoriés, plus de 15.000 d’entre eux étaient localisés au Mexique, pays qui peut se targuer d’avoir été le tout premier utilisateur-cobaye international du logiciel de NSO Group.
Suite à la découverte du corps de Cecilio Pineda, un reporter indépendant mexicain abattu par arme à feu dans son hamac, et après que son numéro personnel soit apparu deux fois dans cette liste tristement célèbre, le Washington Post a jugé bon de lancer cet avertissement : « Même si on ignore encore dans quelle mesure la faculté de géolocalisation en temps réel de Pegasus aurait pu, le cas échéant, contribuer activement à son assassinat, rien non plus ne permet de l’exclure ».
D’après Reuters, les agences gouvernementales mexicaines ont signé des contrats pour plus de 160 millions de dollars avec NSO Group entre 2011 et 2018, principalement sous la présidence du conservateur Enrique Peña Nieto. Dans le cadre de ce « partenariat », les opérateurs de Pegasus ont notamment réussi à cibler les inspecteurs impliqués dans l’enquête sur la disparition forcée de quarante-trois étudiants dans l’État de Guerrero en 2014, une exaction imputée aux forces de sécurité mexicaines.
Le politicien de gauche Andrés Manuel López Obrador, successeur de Peña Nieto à la présidence, ainsi que son épouse, ses enfants et même son cardiologue (!) étaient également visés par le spyware Pegasus.
De retour à Bahreïn, Citizen Lab a vérifié que cinq des neuf numéros récemment piratés figurent effectivement sur la liste du projet Pegasus. Bien avant que Bahreïn et Israël n’officialisent la normalisation de leurs relations en 2020, une sorte d’affinité bilatérale avait précédé leur déclaration d’amour officielle, puisque le gouvernement de Bahreïn avait déjà intégré le logiciel espion Pegasus à son arsenal répressif en 2017.
Bien sûr, on comprend aisément pourquoi le « logiciel d’espionnage le plus puissant jamais développé » convient à merveille dans un pays réputé pour réprimer, emprisonner, torturer et parfois tuer ses manifestants, quand il ne s’agit pas de révoquer purement et simplement la nationalité de ressortissants bahreïnis, lorsque ceux-ci sont vraiment trop attachés aux Droits de l’Homme, à l’activisme, au journalisme militant ou autres activités d’opposition politique, toutes considérées comme une menace par le Pouvoir en place…
Les Émirats arabes unis (EAU), qui ont également normalisé leurs relations avec Israël l’année dernière, utilisent depuis longtemps la technologie d’espionnage israélienne. En témoigne l’installation à Abou Dhabi d’un système de surveillance civile globale appelé « Falcon Eye » et fourni par une société établie en Israël.
Dans un article de Middle East Eye datant de 2015, une source proche de « Falcon Eye » résumait ainsi les fonctions du système : « Chaque personne est surveillée depuis le moment où elle quitte son domicile, partout, où qu’elle se rende et jusqu’à son retour à la maison. Toutes les formes de travail, interactions sociales et tendances comportementales sont enregistrées, analysées et archivées« .
Alors, et comme si tout cela ne suffisait pas encore à rassasier Big Brother, même le téléphone de l’auteure de cet article s’est retrouvé aussi, et oui, nulle part ailleurs que sur la liste du projet Pegasus !
En 2016 et sur ces entrefaites, des analystes ont documenté la tentative de piratage de Pegasus contre Ahmed Mansoor, défenseur des droits humains émirati récompensé (Prix Martin Ennals N.D.L.R.), actuellement emprisonné pour des crimes aussi odieux qu’avoir osé insulter le « statut et le prestige des Émirats arabes unis ». En effet, comment peut-on critiquer un pays aussi prestigieux, où les libertés civiles ont été avantageusement remplacées par de gigantesques centres commerciaux et des îles artificielles « paradisiaques », et où les personnes soupçonnées d’opposition politique sont passibles de peines de prison, de torture et de disparition ?
Attention, NSO Group ne badine pas avec les droits de l’homme, n’est-ce pas. Pour preuve, une charte qui apparaît sur leur site Web officiel impliquerait « des obligations contractuelles obligeant les clients de NSO à limiter l’utilisation de leurs produits à la prévention, la sécurité et à l’enquête sur les crimes graves, y compris le terrorisme, et ainsi garantir que les produits ne seront jamais utilisés pour violer les Droits de l’Homme ».
Apparemment, et en guise de garantie supplémentaire, toute vente de logiciel estampillé NSO Group doit impérativement être approuvée au préalable par le ministère de la Défense israélien. Bien entendu, étant donné que la définition israélienne du contre-terrorisme implique (notamment) le bombardement de civils palestiniens, on peut se douter comment les Droits humains risquent fort d’être laissés de côté…
En effet, la position unique d’Israël en tant qu’État d’apartheid et puissance d’occupation violente lui confère un avantage significatif dans la production et l’exportation d’armements traditionnels, ainsi qu’une gamme pléthorique de produits de cybersécurité et quantité d’autres compétences répressives. Tout cela expérimenté-testé in situ sur les civils palestiniens.
En 2016, Israël concentrait déjà le plus grand nombre de sociétés de surveillance par habitant sur la planète. C’est ainsi qu’à l’instar de NSO et Pegasus, l’industrie de la surveillance privée connaît une croissance fulgurante, en progression constante grâce à beaucoup d’anciens cyberespions transfuges de l’armée israélienne, alléchés par les juteux profits réalisables dans ce secteur, encore largement peu ou pas réglementé.
Notons au passage qu’en 2019, une plainte contre NSO Group a été déposée par WhatsApp, (une des applications phares de Facebook), qui l’accuse de piratage ; ce combat juridique est toujours en cours, rejoint depuis lors par Microsoft et d’autres géants de la technologie. Peu importe que plusieurs de ces multinationales soient elles-mêmes impliquées dans la censure de journalistes et d’activistes palestiniens, ou même que Microsoft ait déjà investi dans l’une de ces entreprises israéliennes de reconnaissance faciale qui épiaient secrètement les Palestiniens de Cisjordanie.
En matière d’éthique rigoureuse, un coup d’œil à cet article de Associated Press paru le 04 août démontre que le fonds de pension des fonctionnaires de l’Oregon est « l’un des plus gros investisseurs, sinon le plus gros » dans le capital de NSO, lui conférant ainsi une participation majoritaire au sein du groupe.
Dans son dernier rapport sur Bahreïn, Citizen Lab note que « sous prétexte de lutter contre le COVID-19, le gouvernement a imposé de nouvelles restrictions à la liberté d’expression ». Il n’est donc guère réjouissant que le nouveau Premier ministre israélien soit Naftali Bennett, l’ex-ministre de la Défense (extrême droite) qui proposait en 2020 d’enrôler NSO pour lutter contre la pandémie.
Et puisque la politique de l’État hébreu consiste toujours à normaliser l’anéantissement des droits des Palestiniens, parallèlement à la normalisation de l’espionnage de masse et la criminalisation effective des libertés de pensée et d’expression, nous devons garder à l’esprit que rien de tout cela n’est vraiment normal…
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Belen Fernandez est l’auteure de Checkpoint Zipolite: Quarantine in a Small Place (OR Books, 2021), Exile: Rejecting America and Finding the World (OR Books, 2019), Martyrs Never Die: Travels through South Lebanon (Warscapes, 2016), et Le messager impérial: Thomas Friedman au travail (Verso, 2011). Elle est rédactrice en chef au Jacobin Magazine et a écrit pour le New York Times, le blog London Review of Books, Current Affairs et Middle East Eye, parmi de nombreuses autres publications.
Source originale: Al Jazeera – Traduit de l’anglais par Michel Regnier
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