Une division du travail Nord-Sud
Au cours de l’histoire des casques bleus, qui commence en 1948, 4 380 de ses membres ont été tués en opération. Cette mortalité a connu un pic en 1993, avec 252 morts – dont près de la moitié au sein de l’UNOSOM en Somalie –, et en 2010, à la suite du tremblement de terre en Haïti, qui tua 101 membres de la MINUSTAH (en plus des 250 000 morts haïtiens). Entre 2004 et 2022, le niveau de mortalité annuel a tourné autour de 121, avant de baisser à soixante-sept en 2023 [1]. Pour ce qui est de cette année 2024, on compte déjà trente-deux membres des opérations de la paix décédés.
Le budget global des opérations de la paix de l’ONU pour 2024-2025 s’élève à 5,6 milliards de dollars (un peu plus de 5 milliards d’euros), soit 700 millions de moins que l’année précédente [2]. Au début de l’année 2024, une troupe de quelque 55 000 soldats – plus de 64 000 si on y ajoute les policiers·ières, les officiers et expert·es – y participent. Cinq des onze missions onusiennes se situent en Afrique, quatre au Moyen-Orient, une au Kosovo et une autre sur la frontière indo-pakistanaise. En termes budgétaires et de forces impliquées, trois missions en Afrique – NMISS au Sud Soudan, MINUSCA en République d’Afrique centrale et la MONUSCO en République démocratique du Congo – captent plus de la moitié du budget et deux-tiers des troupes déployées.
Les forces onusiennes sont très majoritairement masculines : les femmes ne représentent que 9% des troupes et 19% des officiers et expert·es. Par ailleurs, les missions de maintien de la paix de l’ONU reflètent une division de travail Nord-Sud et une racialisation des forces déployées. Ainsi, il existe un rapport asymétrique entre les États pourvoyeurs du financement et ceux qui acheminent les troupes.
Le financement des opérations de maintien de la paix incombe à l’ensemble des États membres de l’ONU, mais selon un barème complexe qui tient compte de la richesse économique et de la responsabilité particulière des cinq membres permanents du Conseil de sécurité : États-Unis, Chine, Fédération de Russie, France et Grande-Bretagne. Ceux-ci contribuent en effet ensemble à plus de la moitié du budget des missions de la paix. Les États-Unis sont de loin le principal contributeur financier, à hauteur de plus d’un quart du budget global [3], suivi de la Chine avec un peu plus de 15%. Le Japon et l’Allemagne – près de 15% à eux deux – sont respectivement à la troisième et quatrième place. La contribution de la Russie est de trois pourcents ; celles de la France et de la Grande-Bretagne d’un peu moins de six pourcents chacune. L’Australie, le Canada, l’Italie, l’Espagne et la République de Corée participent chacun à hauteur d’un peu plus de deux pourcents ; l’Arabie Saoudite, les Pays-Bas et la Suisse avec un peu plus d’un pourcent ; la Belgique est à la vingt-deuxième place avec 0,82%.
Si l’argent vient très largement du Nord, les troupes, elles, viennent du Sud. Quatre pays asiatiques limitrophes – le Népal, l’Inde, le Bengladesh et le Pakistan – représentent à eux seuls près de 21 000 casques bleus, soit pratiquement 40% de l’ensemble des forces déployées. Et ce sont quelque 30 000 soldats en y joignant les contingents envoyés par le Rwanda, l’Indonésie et le Ghana. Or, la contribution monétaire cumulée de ces sept États à l’ONU est de 0,3%. Toutes proportions gardées, une spécialisation similaire est à l’œuvre en ce qui concerne les policiers et policières des missions de la paix, puisque plus de la moitié des formations policières proviennent de seulement trois pays : Rwanda, Sénégal, Égypte. À l’inverse, aucune troupe ne provient des États-Unis et du Japon, tandis que la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne rassemblent moins de 1000 casques bleus [4]. Le déséquilibre est un peu moins marqué pour la Chine qui représente 3% des casques bleus et 15% du financement.
Une lecture superficielle tendrait à consacrer la logique vertueuse de cette division du travail ; les États payant en argent ou en « bras », selon leurs ressources et richesses « naturelles ». Mais, en réalité, cette spécialisation reproduit la matrice de rapports coloniaux au sein de laquelle le Sud fournit la « matière première » et le Nord l’expertise, le savoir-faire et le financement. De plus, celui qui paie ne commande-t-il pas ? Ne serait-on pas dès lors pas face, non pas à une complémentarité entre acteurs, mais bien à une forme de sous-traitance ?
Il faut en outre tenir compte de l’économie des missions de maintien de la paix en termes de ressources financières, stratégiques et symboliques. Ainsi, l’ONU rembourse aux États qui envoient des troupes – sur la base forfaitaire de 1428$ (1290€) par soldat par mois – les dépenses qu’ils effectuent. Pour des pays comme le Népal, l’Inde et le Bengladesh, habitués à ce genre de mission et qui ont des milliers de membres des forces armées participant depuis souvent plusieurs années à ces opérations, cela représente une source de revenus non négligeable. De plus, la participation à ces missions onusiennes peut être une façon pour les États de se positionner avantageusement sur la scène internationale et de gagner en prestige.
Crise de légitimité
Trop cher et trop peu efficace ; tel est le jugement négatif régulièrement porté par la diplomatie et le grand public sur la stratégie des opérations de maintien de la paix. En outre, ces missions sont parfois accusées d’être instrumentalisées par les grandes puissances occidentales. Ainsi, en juin 2023, la junte militaire au pouvoir au Mali, qui s’est tournée vers la Russie et exprime une grande défiance envers la France – ancien pays colonisateur dont les forces armées étaient également présentes sur place, avec l’opération Barkhane qui avait, elle, un rôle offensif, mais appuyait également la mission onusienne – et les États occidentaux, estimant que la MINUSMA (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali) avait échoué, a exigé sans délai la fin de son mandat et le retrait des quelques 15 000 membres présents dans le pays depuis une décennie.
À ces critiques viennent s’ajouter les scandales d’abus et de violences sexuels qui éclatent régulièrement [5]. Si, ces dernières années, l’ONU est sortie du déni dans lequel elle s’était enfermée jusqu’alors, elle fait face à un problème structurel, ancré dans la culture machiste des forces déployées, les inégalités de pouvoir exacerbées dans et par des situations conflictuelles. Facteur aggravant : l’immunité fonctionnelle dont jouissent les casques bleus. Ceux-ci ne peuvent en effet être jugés que par les États qui les envoient ; ce qui se traduit au mieux par des peines très légères, au pire (et le plus souvent) par l’impunité.
Les cas de la MONUSCO (Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo) et les multiples interventions onusiennes en Haïti sont des marqueurs de la frustration et de la colère de la population à l’égard d’opérations de la paix dont le bilan est jugé négatif et dont les membres sont coupables de violences sexuelles, y compris sur des enfants. Le mandat de la MONUSCO prendra d’ailleurs fin cette année à la demande du président congolais Félix Tshisekedi, qui cherche aussi par-là à se dédouaner auprès de la population de ses responsabilités dans la guerre qui sévit dans l’Est du pays [6].
Face à ces critiques et au déficit de légitimité, l’ONU réagit notamment en appuyant des forces de sécurité non-onusiennes. En Afrique, les Nations Unies soutiennent de la sorte des opérations de maintien de la paix dirigées par l’Union africaine (UA). Autrement plus problématique est l’appui onusien à la Mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS) en Haïti dirigée opérationnellement par la police kényane ; manière de couvrir une stratégie largement téléguidée depuis Washington tout en dégageant sa propre responsabilité [7].
Si l’émergence de l’UA comme un acteur majeur du maintien de la paix sur le continent africain présente des avantages certains en termes de flexibilité, de localisation et de légitimité, elle ne résout pas tous les problèmes. D’autant plus que l’UA dépend encore presqu’entièrement du financement extérieur pour couvrir ses missions de paix, et que sa capacité à se confronter à la vague de coups d’États qui a secoué le continent ainsi qu’à la guerre qui a déchiré l’Éthiopie est défaillante [8].
De façon globale et structurelle, l’ensemble des opérations de maintien de la paix, onusienne ou non, sont confrontées à une double difficulté. D’une part, la transformation des conflits armés, plus fragmentés et où s’affrontent plus fréquemment des milices, des gangs et des groupes djihadistes que des États, impose de revoir la stratégie des missions des casques bleus [9]. D’autre part, la définition du mandat de ces missions est souvent inappropriée – en témoigne le terme fourre-tout de « stabilisation » – et, surtout, en décalage complet avec ce que la population en attend. Enfin, lié à ce dernier point, force est de constater que les opérations de maintien de la paix n’apportent pas la paix à elles seules. Celle-ci est le fruit de politiques et de changements principalement endogènes. Or, l’envoi de casques bleus est régulièrement un compromis entre l’absence de volonté politique des élites du Sud, le paradigme international de la paix (néo)libéral – où la « gouvernance démocratique » se réduit à l’ingénierie électorale, le state building et la promotion du libre-marché – et un mode d’intervention qui stabilise une situation sans pouvoir – ou sans vouloir – la changer.