(Français) 40ème anniversaire du Plan Condor : globalisation et terrorisme d’état (I)
ORIGINAL LANGUAGES, 30 Nov 2015
Alex Anfruns & Martin Almada, Investig’Action – TRANSCEND Media Service
Lire deuxième partie de l’interview ici
25 novembre 2015 – Parce qu’il avait imaginé une société plus juste et plus solidaire, l’enseignant Martin Almada a été désigné par la dictature de Stroessner comme subversif et « terroriste intellectuel ». À l’instar de milliers d’étudiants, d’enseignants, d’intellectuels et de militants sociaux, le professeur Almada a été victime de la torture et de la répression militaire dans le cadre de l’ « Opération Condor » en Amérique du Sud. Malgré cela, Martin Almada n’a jamais renoncé à ses idéaux et il a été celui qui, en 1992, a découvert au Paraguay les « Archives de la Terreur », mettant au jour les preuves de l’existence d’un vaste réseau et d’un système de répression coordonné à l’échelle internationale entre les dictatures militaires, appuyé par la CIA. À l’occasion du 40ème anniversaire de la mise en marche de l’ « Opération Condor » le 25 novembre 1975, nous nous sommes entretenus avec le Professeur Almada, Prix Nobel alternatif de la Paix, afin de comprendre le mécanisme ainsi que les responsabilités derrière de cette vaste opération de répression.
Merci de nous accorder cette entrevue, monsieur Almada. Au milieu des années 70, vous avez écrit une thèse de doctorat dont le titre était « Paraguay, éducation et dépendance ». Quelle était le sujet de cette thèse ? Aviez-vous conscience que vous pourriez être persécuté pour vos idées ?
Dans ma thèse, j’affirmais essentiellement deux choses. La première, c’est qu’au Paraguay l’éducation ne profitait qu’à la classe dominante et qu’elle était au service du sous-développement et de la dépendance. Je me suis inspiré des travaux sur la pédagogie libératrice menés par Paulo Freire, un grand enseignant brésilien qui a lui aussi subi la persécution politique et a été contraint de s’exiler.
La deuxième, c’était la dénonciation de ce qui constitue pour moi la première surveillance nord-américaine massive au Paraguay à travers le Plan Camelot qui était un espionnage sociopolitique visant à mesurer et à anticiper les causes des révolutions et des insurrections. Le Projet élaboré par les chercheurs en sciences sociales de l’Université de Washington était parrainé par le Pentagone et par la CIA. Ce projet avait pour thème central la contre-révolution et la contre-insurrection.
L’USAID (NdT : Agence des États-Unis pour le Développement International) a d’abord essayé de l’appliquer au Chili, mais en août 1965, le professeur Johan Galtung, un Norvégien travaillant pour la FLACSO (Faculté Latino-américaine des Sciences Sociales), a dénoncé la dangerosité de l’application de ce Projet.
Toutes les universités chiliennes l’ont soutenu dans sa campagne et le gouvernement du Chili a été obligé d’annuler la proposition de l’USAID. Par la suite, le Professeur Galtung a été engagé par le Bureau régional de l’UNESCO pour l’Amérique Latine, qui se trouve à Santiago, et il a été accusé par la CIA d’être un activiste “anti-américain”.
Durant cette période, le Paraguay était sous la dictature féroce du Général Alfredo Stroessner qui affichait son soutien au Projet financé par l’USAID, réussissant à en faire « tout un succès » jusqu’en 1970. En effet, il réussit à éviter des explosions sociales et à garantir la « paix sociale » jusqu’au 2 février 1989, lorsque Washington décida d’appuyer le coup d’État militaire qui destitua Alfredo Stroessner, et que celui-ci fut remplacé par son propre beau-père, le Tsar de la drogue, Andrés Rodriguez.
Quarante années plus tard, Edward Snowden révélait l’existence des programmes de surveillance mondiale mis en place par la NSA, dénonçant l’obligation légale imposée aux services de télécommunications de faire parvenir les historiques d’appels téléphoniques et de courriers électroniques au gouvernement nord-américain. Ce qui l’a forcé à s’exiler lui aussi.
Mon travail s’est limité au cas du Paraguay, avec des moyens assez artisanaux, mais Snowden s’est servi de moyens de la plus haute technologie et au niveau mondial. Il s’est trouvé que, grâce à ma lutte contre la dépendance, j’ai été reçu au Parlement suédois en 2002 où l’on m’a remis le Prix Nobel Alternatif et Edward Snowden en a également été le lauréat en 2014. Il n’a pas pu le recevoir en personne mais son père l’a représenté.
J’avais pleinement conscience que l’ignorance et la torture étaient au coeur de la dictature paraguayenne, et cela provoquait en moi une peur paralysante. Mais grâce au soutien de mon épouse, l’enseignante Celestina Pérez, j’ai pu m’attaquer à l’infernal système qui essayait d’enfermer les consciences, d’emprisonner la pensée et de soumettre militairement des civils comme moi qui réclamaient la justice et la liberté.
Vous avez été directeur d’école, où vous avez mis en pratique les valeurs de solidarité et de coopération, ce qui vous a aussi valu d’être mis en détention par la police politique de Stroessner. Votre détention est-elle liée à l’avancée de vos projets d’enquête sociale ? Pouvez-vous nous parler de ces projets ?
Le plan de cursus de l’éducation paraguayenne avait été mis en place par les experts de la Banque Interaméricaine de Développement (BID) qui avait pour seul projet la reproduction du système socio-économique du pays. Par exemple, les universités devaient former des professionnels au service des entreprises privées et non de la société.
A l’Institut « Juan Bautista Alberdi », à mon initiative, nous avons commencé à remettre en question le système éducatif dominant, à partir du message lancé par l’Église Catholique de Medellín résumé par ces quelques mots : « l’éducation, à tous les niveaux, doit réussir à être créative et se doit d’anticiper le nouveau modèle de société auquel nous aspirons en Amérique Latine et aux Caraïbes ». Parmi nos mentors idéologiques figuraient Anibal Ponce ainsi que le Brésilien Paulo Freire.
Nous nous sommes également inspirés de quelques documents produits dans le cadre de la réforme éducative du Pérou mise en oeuvre par le gouvernement progressiste du Général Velasco Alvarado.
La période politique n’était pas la plus propice à une expérience pédagogique d’autogestion. Il suffit de se rappeler que, cette même année, le parti colorado « Stroniste », au moyen de son organe de répression idéologique, le Ministère du l’Éducation et du Culte, distribuait à toutes les écoles primaires et à tous les collèges du secondaire le tristement célèbre « décalogue anti-communiste » qui mettait en garde tous les enseignants contre les dangers supposés de l’idéologie marxiste.
Il faut souligner que la publication paraguayenne date de l’année et correspond au contenu de la publication du ministère de la Culture et de l’Éducation argentin connue sous le titre « Subversion en el ambito educativo – conozcamos a nuestro enemigo « (NdT : Subversion dans la sphère éducative – connaissons notre ennemi) diffusée par Buenos Aires en 1977. La résolution ministérielle N°538 ordonnant son application fut signée par le ministre en charge, Juan Jose Catalán.
Selon nous, cette concordance en temps et en contenu est la preuve que le texte/projet avait été envoyé par les agents de Washington aux pays membres du Cóndor (Argentine, Brésil, Bolivie, Chili, Équateur, Paraguay et Uruguay).
En revenant à l’Institut « Juan Bautista Alberdi » afin de définir les grandes orientations de notre future action pédagogique, nous nous sommes réunis durant plusieurs journées de réflexion en groupes de professeurs (en majorité chrétiens) liés par différentes affinités idéologiques.
Influencés également par le message de Medellín et par les événements de mai 1968 en France, nous pensions naïvement que l’on pouvait changer l’institution scolaire à l’intérieur d’un système politique répressif et rétrograde.
Nous avons décidé de mettre en oeuvre des actions précises visant à démocratiser notre enseignement. Dans les faits, cela signifiait que la communauté éducative (étudiants, professeurs, pères de famille) participait à la prise de décisions. Nous avons créé la Commissions des Pères, le Centre des Étudiants, qui produisait son bulletin d’information, nous encouragions les concours en mathématiques, physique, chimie, philosophie, cours oratoire, poésie, danses traditionnelles paraguayennes et latino-américaines, etc. ce qui provoqua la colère du tyran. (…)
Pour en savoir plus sur le Plan Condor, regardez cette émission de Radio Canada :
httpv://www.youtube.com/watch?v=WtzahVw-ztM
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Traduit par Rémi Gromelle pour Investig’Action.
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