(Français) ONG : dépolitisation de la résistance au néolibéralisme ?

ORIGINAL LANGUAGES, 3 Jul 2017

Julie Godin | CETRI-Centre Tricontinental – TRANSCEND Media Service

Si l’« ONGisation », à savoir l’instauration de la configuration ONG comme vecteur privilégié de l’action collective pour le développement, interpelle, les facteurs de dépolitisation des discours et des pratiques de ces acteurs non gouvernementaux préoccupent. La conscience des risques d’instrumentalisation, de managérialisation, d’occidentalisation, de substitution… aide à les éviter et partant, à repolitiser les résistances au modèle dominant.

Juin 2017 – Vingt ans après la première édition d’un Alternatives Sud consacré aux ONG, qui interrogeait leur rôle et leur légitimité en tant qu’outils de contestation du néolibéralisme et acteurs de changement social, la question reste d’actualité. Au départ de ce numéro, le constat d’un phénomène d’« ONGisation », soit l’instauration de la configuration ONG comme vecteur privilégié de l’action collective pour le développement, dont témoigne «  la demande croissante de cette forme particulière d’expertise professionnalisée, formelle, qualifiée et internationalisée » (Srila Roy, dans ce numéro). Les ONG étant devenues les interlocuteurs attitrés des États et des agences internationales d’aide, on observe une tendance à l’institutionnalisation des mouvements sociaux, pour attirer et conserver des financements, et plus largement, un risque d’éloignement des préoccupations populaires.

Cette « ONGisation » soulève ainsi différents enjeux qui sont autant de facteurs de dépolitisation des discours et des pratiques. Après avoir soulevé les difficultés inhérentes au concept même d’ONG et circonscrit le contexte actuel de la « bonne gouvernance » et la notion de « société civile », nous avons choisi d’étudier trois enjeux majeurs : premièrement, le phénomène de « privatisation par voie d’ONG » (Harvey, 2004) et l’instrumentalisation multiple dont ces organisations font l’objet ; ensuite, la professionnalisation managériale qui accompagne l’insertion des ONG dans le « complexe développeur international » (Guichaoua et Goussault, 1993) ; et enfin, le paternalisme dans lequel s’inscrivent encore trop souvent, à des degrés divers, les activités des ONG du Nord, ainsi que la voie « réformatrice » et consensuelle régulièrement privilégiée, au détriment d’une stratégie plus contestataire.

L’impossible définition des ONG

ONG, trois lettres qui se sont imposées à travers le monde. Leur première apparition date de la charte des Nations unies en 1945, qui acte alors la reconnaissance par cette institution et la « communauté internationale » de l’existence d’autres acteurs aux côtés de l’État et du marché, et de la place qu’il convient de leur assigner ; une reconnaissance qui coïncide avec le début de l’expansion planétaire que connaîtront les ONG au 20e siècle. Aujourd’hui, ce terme générique, en dépit de ses imperfections manifestes, a traversé les décennies pour devenir incontournable au sein du secteur de la solidarité internationale et gagner en visibilité auprès du grand public.

Concrètement, dans l’imaginaire collectif au Nord, le terme d’ONG renvoie, le plus souvent, aux grandes structures professionnalisées et médiatisées telles qu’Oxfam, Handicap International, Greenpeace, Amnesty International, Médecins sans frontières, etc. Or il recouvre une variété de réalités, tantôt adulées (surtout au Nord), tantôt férocement critiquées (principalement au Sud), et son ambiguïté est soulevée par une très large littérature, qu’elle soit scientifique, associative ou institutionnelle. En effet, s’agissant « d’un terme libre d’appropriation et qui ne constitue pas, à de rares exceptions [1] , dans les droits nationaux une catégorie juridique spécifiquement délimitée, et encore moins en droit international […], de plus en plus d’entités, petites ou grandes, tendent à s’auto-baptiser ou se rebaptiser « ONG » » (Ryfman, 2014).

Face à l’extrême hétérogénéité du phénomène, aucune définition ne fait consensus et les tentatives variées d’élaboration de critères pour définir une ONG se révèlent plus ou moins défaillantes. Comme l’expriment Denis Chartier et Sylvie Ollitrault (2005),

« de toutes les façons, en partant uniquement d’une définition générique des ONG, l’analyse reste stérile et nous nous trouvons devant des catégories figées, alors que la réalité étudiée se transforme au rythme des mutations de tailles et d’échelles, des techniques, des mentalités, des systèmes sociaux, etc. ».

Ils proposent dès lors de situer la notion d’ONG dans une perspective dynamique et dialectique qui prenne en compte leur échelle d’intervention, leur contexte historique de création, leur taille, leurs champs et modes d’action, leur fonctionnement interne, leur nature juridique et leurs sources de financement.

Lorsqu’on s’intéresse précisément aux « ONG du Sud », la question de leur définition n’en demeure pas moins complexe, face à leur croissance exponentielle depuis les années 1990. Jusque-là, évoquer les « ONG du Sud » revenait à désigner les « organisations d’appui », soit les «  structures intermédiaires en relation avec une ONG ou un bailleur du Nord, et elles-mêmes articulées avec une myriade de groupements ou d’associations locales » (Ryfman, 2014). Progressivement, ces dernières, à l’action de portée nationale, ont revendiqué et obtenu à leur tour cette appellation d’ONG et ont, de ce fait, fragmenté considérablement le paysage.

La « bonne gouvernance » ou l’incarnation du néolibéralisme ?

Le terme de « gouvernance » apparaît en 1989, à la faveur d’un rapport de la Banque mondiale qui, face à l’accroissement de la pauvreté en Afrique subsaharienne, pointait non pas les recettes néolibérales appliquées [2] , mais bien la « mauvaise gouvernance » des États africains. Profitant de la chute du Mur de Berlin et du recul des théories marxistes (et, plus globalement, des stratégies centrées sur l’État), le néolibéralisme renoue avec les théories de la modernisation, sauf qu’il impute l’échec du développement aux dysfonctionnements de l’État du Sud (et non plus à la « tradition »), dont il convient de redéfinir le rôle à jouer dans le développement économique.

La Banque mondiale définit alors la gouvernance comme «  la manière dont le pouvoir est exercé dans la gestion des ressources économiques et sociales d’un pays en vue du développement  » (Banque mondiale, 1992) ; une approche qui fut progressivement reprise par la majorité des organisations multilatérales. Pour Bernard Cassen (2001), il ne s’agit de rien de moins que «  l’habillage institutionnel des plans d’ajustement structurel et du « consensus de Washington »  ». Le recours au terme de « gouvernance » introduit alors, dans le nouvel agenda politique, une autre façon de gouverner fondée sur une « prise de décision mise en réseau » (Starquit, 2011). En insistant sur la multiplicité des acteurs et en mettant l’accent sur l’interaction et la négociation, ce concept dilue le rôle joué par l’État dans la « bonne gestion du développement ». Concrètement, la « bonne gouvernance » apparaît comme un «  outil idéologique pour une politique de l’État minimum  » (Smouts, 1998) ; en d’autres termes, elle privatise la décision publique (nous allons y revenir).

La prolifération des ONG au Sud, dans les années 1990, est indubitablement liée à l’affaiblissement des capacités gouvernementales à fournir des services publics, résultat des politiques néolibérales qui se sont imposées dans le contexte d’un capitalisme mondialisé et fortement financiarisé. Dans ce contexte de redéfinition du rôle de l’État, portées par les concepts de « bonne gouvernance » et de « société civile » (dont elles seraient les représentants-types), les ONG vont connaître un réel succès et devenir un rouage indispensable des politiques de développement, «  soit comme relais […] soit comme piliers de la société civile et principal vecteur pour la construction de la démocratie  » (Rubio, 2002).

La société civile, illusion démocratique ?

Puisant ses racines dans l’Antiquité grecque, la notion de « société civile » s’est imposée, depuis la fin de la guerre froide, tant dans le langage courant que dans les discours scientifiques, dans les récits médiatiques et dans les rapports des institutions internationales. Tout comme celle de « bonne gouvernance », elle relève de ces « buzzwords  » dont une des caractéristiques fondamentales est leur ambiguïté fonctionnelle : «  ils n’ont jamais de définition claire et ferme. Les mots peuvent être pris dans des sens différents tant qu’ils conservent une connotation positive. Ils doivent être rassembleurs et fonctionnels parce que le système a besoin de consensus. […] Il faut des mots-valises qui permettent à la fois aux altermondialistes et aux tenants de l’ultra-libéralisme de s’y retrouver » (Pirotte, 2014). Le débat se voit alors circonscrit à la marge, réduit aux aspects quantitatifs et aux modalités d’action, il se technicise, au détriment d’une remise en cause de la vision défendue, du projet politique. « Ces grands mots d’apparence savante […] ont en commun d’intimider et de servir à ne pas penser. À la fois vides (de sens) et trop pleins (de présupposés et de moralisme), ils forment l’armature de ce qu’Orwell a nommé la novlangue du pouvoir » (Tissot et Tevanian, 2010).

Mais que recouvre, concrètement, cette « société civile » à laquelle il est constamment fait appel ? Concept à géométrie variable, elle se distingue tantôt de l’État, tantôt de l’État et du marché, tantôt encore, bien que plus rarement, de l’Église ou de la société militaire. Ces « jeux de distinctions plus ou moins précises […] n’éclairent que partiellement la tentative de définition d’un espace et d’acteurs sociaux particuliers » (Pirotte, 2016). Et selon la définition adoptée, diverses vertus peuvent être prêtées à la société civile, du rôle de contre-pouvoir à celui du renforcement de la démocratie, en passant par la capacité d’innovation sociale ou encore la prestation de service sociaux.

Le Livre blanc de la gouvernance européenne la définit comme suit : « les organisations syndicales et patronales (les partenaires sociaux), les organisations non gouvernementales (ONG), les associations professionnelles, les organisations caritatives, les organisations de base, les organisations qui impliquent les citoyens dans la vie locale et municipale avec une contribution spécifique des églises et des communautés religieuses » (Commission européenne, 2001). Cette définition rejoint l’acception la plus courante de la société civile, qui comprend donc l’ensemble des associations, organisations et mouvements qui ne relèvent (directement) ni de l’État ni du marché et qui se réclament de l’intérêt général ou collectif. Certains auteurs, notamment dans ce numéro (Gebauer, Rocha), se revendiquent cependant d’une approche gramscienne, selon laquelle la société civile (incluant également les médias, les partis politiques, les universités) comprend le marché et n’est pas complètement séparée de la sphère politique de l’État (administration, appareil réglementaire et légal des États). In fine, si la société civile se confond, dans de nombreux discours, avec les ONG, ces dernières n’en sont donc que la partie émergée.

L’existence même des sociétés civiles en-dehors du monde occidental, où la notion est initialement apparue, fait l’objet de controverses. Pour Gautier Pirotte, les réponses formulées jusqu’ici, oscillant entre universalisme prescriptif et exceptionnalisme occidental, « expliquent la nécessité de traiter les sociétés civiles non occidentales en termes de projets en gestation » (Pirotte, 2012). Dans ce numéro, Walid Salem soulève précisément la question de l’existence d’une société civile palestinienne en l’absence d’un État, une des questions essentielles étudiées par les intellectuels palestiniens à la fin des années 1990. Entre la littérature classique qui postule l’impossible formation d’une société civile avant l’émergence d’un État palestinien indépendant et les intellectuels qui estiment qu’une société civile existe bel et bien en Cisjordanie, à Gaza et à Jérusalem-Est, voire depuis la fin de la domination ottomane en 1917, Walid Salem soutient une troisième voie, celle d’une société civile « en transition » ou « en cours de formation », dans le cadre particulier d’une occupation permanente et d’une autorité dépendante.

Dans le cadre de la « bonne gouvernance », la participation de la « société civile » est présentée comme un élargissement de la démocratie, alors même qu’elle vient « se [substituer] à la souveraineté populaire et au vote des citoyens » (Starquit, 2011). En effet, « le grand paradoxe de la gouvernance est qu’on nous propose d’élargir la démocratie à la société civile, alors que celle-ci est précisément cet ensemble de relations dans lequel les individus ne sont pas des citoyens, mais de simples vecteurs d’intérêts particuliers. On n’est citoyen que comme membre du peuple souverain ». [3] . En d’autres termes, il n’est pas rare de voir de petits groupes de citoyens aux ressources importantes et disposant d’un accès privilégié aux sphères décisionnelles parvenir à imposer leurs intérêts particuliers à l’agenda politique. De plus, certains intérêts privés (comme ceux portés par les lobbies des multinationales) sont plus égaux que d’autres (par exemple ceux des syndicats et ONG) qui seront, généralement, poliment écoutés par les institutions étatiques et multilatérales. En somme, le terme de société civile « nuit à une lecture claire des enjeux politiques, dans la mesure où il recouvre des classes différentes et en conflit » (Brugvin, 2006).

La privatisation par voie d’ONG [4] et le risque de l’instrumentalisation

La qualification de « non gouvernemental » ne signifie pas que les ONG s’opposent à l’État, loin s’en faut. Dans ce numéro, David Dumoulin Kervran résume le rôle joué par les ONG vis-à-vis de l’État à quatre attitudes : ignorer l’État, le remplacer, le compléter ou le pousser à mieux remplir sa fonction. Si ignorer l’État est une attitude de plus en plus rare au temps de la gouvernance et des « multi-partenariats », Thomas Gebauer relève également dans cet ouvrage que «  les ONG cherchent généralement à coopérer avec les États, et bien souvent font le travail que ceux-ci sont supposés faire  ».

En écho, Alain Le Sann démontre comment les ONG environnementales (ONGE) « ont tendance à se substituer purement et simplement aux États, avec l’aval de ces derniers qui n’hésitent pas à les financer pour mener des programmes de grande ampleur ». En Amérique latine, entre 1990 et 2000, la montée en puissance du débat sur l’environnement s’est accompagnée d’une chute de 50% des fonds publics dédiés à sa conservation, les grandes ONGE occupant ainsi l’espace laissé vacant, dans un climat général de privatisation des services publics. De ce point de vue, « elles ne peuvent être seulement considérées comme une avancée démocratique ; elles doivent également être comprises comme une expression d’un manque de démocratie » (Gebauer, dans ce numéro). Il ne faut cependant pas occulter les prises de conscience opérées au sein même des ONG et qui poussent certaines d’entre elles à faire pression pour un retour de l’État en tant que régulateur de l’activité économique et correcteur des inégalités sociales, un défi qui reste de taille selon les régions considérées (CETRI, 2009).

Reste que, comme le constate Thomas Gebauer dans sa contribution, la privatisation des États s’accompagne d’une « transformation des ONG en « institutions d’État ». Avec une grande différence : les ONG ne sont pas formellement obligées de répondre aux besoins et aux demandes de la population, de même qu’un individu ne peut formuler une réclamation à l’encontre des ONG ». Devenues les embryons d’un État inexistant, elles tendraient à servir plus facilement les intérêts des dominants que ceux des dominés. Ainsi par exemple, en Ouganda, où d’après Maria Nassali, les ONG en sont venues à être considérées comme des «  appendices du gouvernement dont les programmes et le financement devraient être intégrés dans les plans gouvernementaux », la majorité d’entre elles en viennent « à retirer la composante « activisme » de leur fonction, pour démontrer que leur travail n’a rien de politique ».

De fait, les ONG ne sont pas à l’abri de l’instrumentalisation, d’autant plus lorsque le cadre politique dominant est sous-estimé. « Au lieu de contribuer à ce que les populations sortent de la misère et de la dépendance, les ONG peuvent même aller jusqu’à, involontairement, assister les responsables de l’état précaire du monde » (Gebauer). Les exemples ne manquent pas d’ONG qui se voient instrumentalisées par la politique de sécurité, en faveur des intérêts commerciaux ou pour légitimer l’idéologie et le système dominants.

En matière de promotion des intérêts commerciaux, Alain Le Sann dénonce les liens que les grandes ONGE développent et entretiennent avec les entreprises multinationales. De plus, les auteurs de ce numéro se rejoignent sur le constat de la porosité entre le marché du travail des ONG et ceux des secteurs public et privé : les militants devenus des personnalités internationales par leur engagement dans les ONG quittent ces dernières pour la politique institutionnelle ou des postes importants dans les entreprises, l’inverse se vérifiant également. Luis Rocha est clair à ce sujet, « l’éclosion des ONG a été rendue possible grâce à un transfert des ressources (humaines et d’infrastructure) publiques vers les ONG ». Mais l’instrumentalisation des ONG n’est pas toujours aussi directe, comme en témoignent celles qui ne s’opposent pas d’emblée à « l’économie verte » (CETRI, 2013). De même les ONG qui, dans le domaine de la santé, s’en tiennent à appeler à des solutions techniques et, en lieu et place d’une lutte pour un changement politique et social, en viennent à soutenir indirectement les intérêts des entreprises pharmaceutiques.

Plus généralement, les ONG peuvent devenir des agents de légitimation politique d’autres acteurs. En effet, les réponses « pragmatiques » apportées dans un objectif de réduction directe de la pauvreté absolue, en se concentrant sur la situation des personnes considérées en bas de l’échelle sociale, tendent à réagir aux symptômes de la pauvreté, au détriment d’une approche plus structurelle qui viserait les causes de cette pauvreté et qui prendrait en compte la façon dont les ressources sont réparties au sein de la société globale. Ces ONG s’inscrivent alors, malgré elles, dans une démarche qui vise « l’aplatissement » des inégalités (Spurk, 2011), contribuant ainsi à la stabilisation de la société qui les a produites, plutôt que dans une démarche qui remet en cause ces inégalités, qui propose un dépassement de celles-ci et qui prend en compte les rapports de force inhérents au capitalisme néolibéral. Comme l’exprime Thomas Gebauer, « un monde divisé entre les personnes qui apportent leur aide et celles qui la reçoivent paraît bien plus acceptable qu’un monde divisé entre personnes privilégiées et personnes socialement exclues ».

Les ONG palestiniennes nous fournissent une illustration parlante de cette tendance. Après des décennies d’occupation militaire, des dynamiques de résistance, de normalisation et de collaboration coexistent au sein de la société palestinienne. Les ONG, qui ont occupé une place notable dans le développement de la résistance populaire, ont opéré un glissement vers la tendance à la « normalisation » de l’occupation, zone grise entre la résistance et la collaboration, avec « des projets et actions qui considèrent l’occupation comme un fait accompli avec lequel il convient désormais de composer » (Salingue, 2015). Les accords d’Oslo et leurs protagonistes ont ainsi contribué à affaiblir le mouvement de libération nationale au profit de l’amélioration des conditions d’existence de la population palestinienne : « dans la Palestine des ONG, on apprend à vivre malgré la colonisation  » (ibidem). Une évolution relevée également par Walid Salem dans cet Alternatives Sud, face à laquelle certaines ONG ont orienté leurs activités vers l’organisation de manifestations non violentes avec la participation de militants internationaux et israéliens, pendant que d’autres « ont résolu ce dilemme en adoptant des positions dépolitisées qui ont fini par les marginaliser à l’intérieur de la société palestinienne ».

Enfin de nombreuses ONG du Sud font face à des gouvernements qui veulent de plus en plus les réduire au silence ou limiter leur influence, par le biais notamment de dispositions légales visant à leur interdire ou restreindre l’accès aux sources de financement extérieur dont elles dépendent, sous prétexte de complicité avec les nations occidentales. Selon le dernier rapport de l’International Center for Not-for-Profit Law (ICNL), ces lois n’affectent plus seulement les organisations de défense des droits humains, mais également les ONG de développement, et elles ne sont pas adoptées uniquement dans des États autoritaires ou semi-autoritaires, mais aussi par ceux jugés démocratiques (ICNL, 2016). Plus largement, ce rapport identifie trois autres défis de taille pour l’autonomie et la liberté d’action des ONG locales et internationales dans les pays du Sud : le durcissement des exigences légales (voir l’article de Maria Nassali sur la situation ougandaise), l’instrumentalisation des législations et politiques antiterroristes et les pratiques de diffamation, de répression et de violence à l’encontre des ONG.

La professionnalisation [5] « dans les » ONG

Si, au sein même des ONG, l’impulsion pour une démarche managériale est dans un premier temps encouragée par les humanitaires, progressivement, « toutes les ONG, de l’urgence médicale au développement en passant par la défense des droits de l’homme ou de l’environnement se voient confrontées aux mêmes difficultés, aux mêmes contraintes, aux mêmes enjeux » (Freyss, 2004). De fait, l’augmentation considérable des activités des ONG – non seulement due à la reconnaissance de leurs atouts, mais aussi aux activités qu’elles reprennent à leur compte sur le mode de la sous-traitance –, les pousse à une recherche croissante de fonds. D’une part, elles sont amenées à jouer sur leur image médiatique, à améliorer la communication et la récolte de dons. D’autre part, elles « sont obligées de négocier une part importante de leurs ressources avec les bailleurs publics, dans une relation asymétrique défavorable » (ibid.).

En raison de l’ampleur de leurs activités et pour répondre aux exigences croissantes imposées par les bailleurs de fonds, elles s’engagent alors dans la voie d’une professionnalisation qui consiste en la mobilisation, au sein de l’ONG, des compétences techniques nécessaires à l’« efficacité » de l’action. Cette professionnalisation dans les ONG [6] , qui privilégie l’obligation de moyens (contrôle) sur celle de résultats (évaluation) et qui favorise les performances sur la finalité même du développement, se traduit par la croissance rapide des fonctions de communication et de gestion et par une technicisation croissante des procédures.

Salarisation et émergence de nouvelles élites

Après avoir fonctionné longtemps presque exclusivement sur la base du bénévolat, les ONG évoluent rapidement vers une intégration progressive du salariat. Non seulement de nouveaux métiers font leur entrée (financier, communicant, logisticien, administrateur, etc.), mais leurs tâches en viennent à supplanter celles des corps de métiers fondateurs (médecin, ingénieur, agronome, enseignant, etc.) (Le Naëlou, 2004). Sans tomber dans le piège du préjugé voulant qu’une structure salariée soit dénuée de tout esprit associatif, certaines ONG sont néanmoins devenues de vraies entreprises au sein desquelles s’est développée une logique de survie institutionnelle, visant la préservation des emplois face à la crise économique. Un effet qui, selon Pierre Micheletti (2016), ne ferait que retarder la nécessaire « désoccidentalisation » des ONG (également défendue par Léon Koungou dans ce numéro), soit l’impérative sortie du monopole occidental qui prévaut aujourd’hui.

Au Sud, le « marché » des ONG a permis l’établissement de nouveaux canaux de promotion sociale, la constitution de nouvelles élites. Ainsi, Srila Roy, au sujet du Mouvement indien des femmes (MIF), évoque le développement d’un « carriérisme féministe » avec l’expansion rapide des ONG. La professionnalisation du militantisme féministe, qui compte avec de généreux salaires et avantages, «  en créant une nouvelle classe d’activistes payés « à temps plein » […] a donc favorisé le statut de classe moyenne des individus tout en consolidant l’élitisme du MIF », à une période où la pauvreté connaissait une féminisation croissante, créant un fossé entre ces militantes pour les droits des femmes et le reste de la population féminine. De même, Walid Salem pointe l’apparition d’une « élite palestinienne globalisée » à travers les dirigeants et représentants locaux d’ONG internationales, une élite qui serait « coupée du peuple palestinien et qui n’a ni le temps ni l’énergie de créer des liens avec les communautés locales ».

David Dumoulin Kervran nuance quelque peu le tableau s’agissant de l’Amérique latine. Il met en avant les inégalités de statuts au sein du secteur même des ONG : entre les structures locales, qui sous la pression des bailleurs de fonds, réduisent au maximum leurs coûts de fonctionnement, appliquant ainsi des salaires plus bas et des contrats très peu contraignants, malgré des compétences demandées de plus en plus pointues, et les ONG internationales qui offrent des conditions plus avantageuses et plus stables que celles que des États pauvres et politiquement instables sont en mesure de proposer. Les ONG deviennent ainsi « des images des nombreuses inégalités sociales existantes dans leur société d’origine […], qu’on les compare ou qu’on étudie leur fonctionnement interne » (Dumoulin Kervran). José Luis Rocha n’hésite pas quant à lui à dénoncer la « dissémination d’un ethos antidémocratique et néolibéral » à laquelle participe la culture managériale des ONG. Et d’affirmer que, « suivant l’exemple des multinationales, les ONG contribuent avec leur petit grain de sable et leur sac de ciment à la consolidation de la victoire du capital sur le travail  ».

Injonctions managériales

La technicisation croissante des procédures de coopération, par la généralisation de l’usage d’instruments et de procédures, tend à standardiser la conception, la mise en œuvre et l’évaluation des interventions dans le Sud, au nom de l’« efficacité ». Cette diffusion de normes, de dispositifs, de procédures bureaucratiques issus du marché et de l’entreprise, analysée par Béatrice Hibou (2012) sous le terme de « bureaucratisation néolibérale », ne relève pas de simples décisions techniques, mais sont significatifs des choix (et des caractéristiques) des politiques publiques.
En effet, les objectifs fixés par les bailleurs de fonds, les mots d’ordre – qui changent au fil des modes – sont toujours en même temps «  des valeurs et des normes qui préjugent de ce qui doit être prioritaire sur le terrain et de la façon dont il faut l’aborder, avant tout avis des populations concernées. Elles représentent de véritables grilles de lecture normatives de ces sociétés, une lorgnette qui se focalise sur certains aspects prétransformés en problèmes, et en exclut d’autres » (Larzillière et Galy, 2010).

Dans ce numéro, Srila Roy montre ainsi que la notion de genre ouvre «  des espaces dans lesquels les activités féministes peuvent se dérouler tant qu’elles sont associées à des activités de professionnalisation, de managérialisme et de bureaucratisation ». Et comme le souligne José Luis Rocha, les termes de référence régissent tout, y compris les pourcentages de fonds destinés aux salaires, à la formation du personnel, etc. Selon lui, « rien n’est laissé au hasard : comment abandonner ces tâches délicates entre les mains maladroites d’aborigènes vénaux ? C’est pourquoi il est nécessaire de placer face aux ONG des quasi-blancs qui parlent le même langage que ceux du Nord. Et qui imposent les choses de la même manière que le gouvernement », au risque de larges décalages avec les attentes des populations. Au Nord, les responsables, employés et bénévoles d’ONG regrettent «  une perte de temps pour la réflexion politique et donc une perte de sens à donner à l’action au profit des compétences techniques  » (Le Naëlou, 2004).

L’image d’ONG passives et victimes, subissant les exigences managériales unilatérales des bailleurs de fonds, est néanmoins trop simple. Des ONG peu dépendantes des fonds publics, telles que Greenpeace, Amnesty International ou MSF, sont particulièrement institutionnalisées (avec une structure hiérarchique et très centralisée) et organisées sur le modèle de l’entreprise privée (importance des pôles de la communication et de la collecte de fonds, profils des dirigeants, importation de techniques managériales, etc.). Pionnières dans leur domaine, cette orientation apparaît, en interne, issue de décisions stratégiques et politiques : la volonté d’une indépendance politique entraîne le recours massif aux fonds privés (la dépendance à l’opinion publique étant vue comme plus légitime) ; face à l’arrivée de concurrents, la nécessité de préserver leur situation de monopole et leur « image de marque » nécessite de véhiculer l’idée d’une certaine puissance au moyen d’outils de communication et de marketing toujours plus « efficaces » ; etc. (Lefèvre, 2006 ; Fréour, 2004 ; Girot, 2011 ; Siméant, 2001 ; Queinnec, 2007).

« Désoccidentaliser » les ONG

C’est davantage le paternalisme dans lequel s’inscrivent encore trop souvent les actions d’ONG du Nord que dénonce Léon Koungou dans sa contribution. Il invite à le dépasser et prône la « nécessaire désoccidentalisation de l’aide internationale […] qui implique une responsabilisation accrue des partenaires du Sud et la recherche de réciprocité ». Plus largement, lors d’un précédent numéro d’Alternatives Sud (2016b) questionnant les pistes pour « changer de modèle », les auteurs s’accordaient sur l’impérative décolonisation des esprits et des territoires, la domination étant également – avant tout ? – idéologique. Discutons les deux modalités d’action majeures privilégiées actuellement par les ONG du Nord, à savoir d’une part, l’approche « partenariale », visant le renforcement des capacités des organisations locales, et d’autre part, le plaidoyer, censé porter les revendications des sociétés civiles du Sud et inscrit dans la promotion croissante d’une « citoyenneté mondiale » face aux « enjeux globaux ».

Le partenariat, une solution impensée ?

Depuis leurs origines, les ONG oscillent entre deux pôles idéologiques, entre une vision humanitaire « individualiste-libérale » et une approche « sociale » du monde (Freyss, 2004). Des premières ONG de développement caritatives à la diversité des ONG qui se reconnaissent aujourd’hui sous le label de la « solidarité internationale », en passant par les ONG tiers-mondistes, les sans-frontiéristes et les altermondialistes, les rapports de force se redéfinissent en fonction du contexte international et des tensions internes au secteur, les ONG renouvelant leurs objectifs et modalités d’action. À chaque phase importante de leur histoire, «  les précédentes organisations ne disparaissent pas […] mais les dernières venues, celles qui correspondent à la « tendance » du moment, prennent, en quelque sorte, le commandement moral dans cette troupe de plus en plus hétéroclite  » (Rufin, 1999) ; un monopole détenu cependant par les humanitaires depuis plus de trente ans (Davey, 2015).

Tour à tour ont été critiqués et (inégalement) remis en question la logique du don, l’aide-projet, l’envoi de coopérants et de volontaires, les dérives d’un humanitaire « romantique », etc. ; autant de pratiques renvoyant à ce que les acteurs considèrent aujourd’hui comme les échecs et bricolages des premières décennies du développement lors desquelles assistancialisme, paternalisme et ethnocentrisme se déployaient sans (trop de) complexes. Au sein des ONG, on estime que la capitalisation de l’expérience et la professionnalisation [7] permettent d’avoir les compétences et les moyens d’analyser le passé pour s’inspirer de ses succès et éviter de reproduire ses dérives. Mais peut-on véritablement parler au passé s’agissant de ces dernières ?

Différentes évolutions sont observables quant à la démarche dans laquelle s’inscrivent généralement les ONG du Nord, au premier rang desquelles la nécessaire prise en compte de l’opinion des populations locales et le renforcement de leur capacité à se positionner comme interlocuteur des gouvernements en place, à travers l’élaboration de projets en « partenariat ». Cette « prise de conscience » (Larzillière et Galy, 2010) préfigure l’émergence des futurs concepts d’appropriation, d’alignement et d’harmonisation consacrés par la Déclaration de Paris en 2005 [8] . Omniprésente au niveau verbal dans les arènes de la coopération internationale, l’approche du partenariat n’en demeure pas moins un grand impensé des relations Nord-Sud.

Ainsi, Philippe De Leener (2009) identifie cinq dysfonctionnements régulièrement observables dans les relations dites partenariales entre acteurs du Nord et du Sud : la profonde asymétrie entre ceux qui sont désignés comme partenaires, les uns donnant, les autres recevant, en dépit d’un authentique souci pour les rapports inégalitaires ou pour l’injustice ; le caractère instrumental des partenariats ; leur allure étrangement pacifique, non conflictuelle ; le faible usage qui est fait de la différence des autres ; la prédominance de la culture du résultat aux dépens de dynamiques de changement ; le caractère faiblement politique des partenariats, conçus au départ comme modalités d’action.

Avec la multiplication des ONG du Sud et le renforcement des compétences en leur sein, de nombreuses ONG du Nord ne veulent plus envoyer de volontaires ou de personnel rémunéré dans le cadre de leurs projets et programmes mais «  centrent leurs efforts sur l’envoi de fonds ou la formation locale, évoquant le droit des sociétés civiles locales à se développer elles-mêmes  » (Bastin et al., 1999). Terminée, l’époque de «  ceux qui veulent croire qu’il faut un Blanc pour gérer, un Blanc pour organiser, quelqu’un de chez soi pour superviser « son » action  » (Pluvinage, 1999) ? Pas si simple, car l’image des « volontaires, avec leur candeur, leur inexpérience, et les bons sentiments qu’ils affichaient parfois trop complaisamment  » (Boucher, 1990) continue de planer sur le secteur [9]. Ce qui n’est pas sans lien avec l’image d’un humanitaire romantique (gestes de la collecte et de la mission, figure du héros, intervention simple et directe) largement diffusée par les campagnes de communication et véhiculée par les médias (Rufin, 1999).

Par ailleurs, le recours aux ONG locales, que ce soit en se basant sur les réseaux existants ou en appuyant la création de telles ONG, « n’est pas une solution miracle et n’est efficace que s’il est effectué avec une bonne connaissance préalable des sociétés » (Larzillière et Galy, 2010). Non seulement ces ONG sont situées politiquement et ne donnent accès qu’à une frange de la société – les plus visibles internationalement étant rarement celles qui ont le meilleur ancrage social – mais « leur capacité de négociation et de partenariat avec les opérateurs du Nord, et donc […] leur insertion personnelle dans des réseaux Nord-Sud plus ou moins institutionnalisés  » (Olivier de Sardan, 1995) influencent également leur statut. Ainsi, quand bien même ces ONG revendiquent un ancrage local, il ne faut pas sous-estimer l’émergence de « courtiers locaux du développement  » et leur capacité à mobiliser ou à capter des ressources extérieures au profit de groupes « au nom desquels ils entendent agir et pour lesquels ils se positionnent comme mandataires » (ibid.).

Un plaidoyer face aux défis globaux

Tout en évitant l’écueil d’une dichotomie trop rigide entre l’univers protestataire des mouvements sociaux et celui des ONG de plaidoyer, il faut reconnaître que contrairement à d’autres acteurs, comme les syndicats par exemple, les ONG peuvent éprouver des difficultés à radicaliser leur discours et leurs actions notamment en raison de leur dépendance financière vis-à-vis de leurs cibles de plaidoyer [10] , ces dernières leur préférant une stratégie « réformatrice » à celle de type contestataire (Cohen, 2004). « Elles développent alors des logiques de contre-expertise qui mobilisent les arguments de la science et opposent ainsi « un effet d’autorité » à un discours néolibéral lui-même à prétention scientifique » (Planche, 2007).

Fort présent dans les modes d’action actuels des ONG, cet outil vise à infléchir les politiques néolibérales et à influencer les décideurs, ainsi qu’à sensibiliser les opinions et à forcer les débats publics. Cependant, «  l’expertise reste souvent le domaine réservé des organisations du Nord qui la mettent au service de celles du Sud » (ibid.). De plus, le développement de campagnes communes Nord-Sud ne se fait pas toujours sans difficultés, dues à des déphasages dans la nature des revendications, à des asymétries matérielles, au manque de consultation initiale des réseaux du Sud, etc., le leadership assuré par des ONG du Nord pouvant aussi être contesté par d’influents acteurs du Sud.

L’essor des campagnes de plaidoyer est lié « à l’adoption d’une approche en termes de droits qui se substitue à une perspective centrée sur les besoins » (ibid.), une évolution qui permet une convergence des revendications des sociétés civiles du Nord et du Sud face aux problèmes « globaux ». La montée en puissance d’un discours mettant l’accent sur l’enjeu des interdépendances mondiales (et qui se traduit dans les nouveaux Objectifs de développement durable [11] ) a cependant, par la même occasion, tendance à occulter la question – non dépassée – des déséquilibres Nord-Sud (CETRI, 2016a). De plus, «  en plaçant les ONG hors du champ politique et sur le terrain de l’universalité des valeurs, la critique reste possible et est même stimulée, mais la contestation devient embarrassante, voire suspecte. On ne saurait en effet contester le bienfondé de son action puisqu’elle repose sur des valeurs humanistes et universelles » (Broudic, 2014).

Pour une repolitisation des ONG

Si nous avons choisi, dans ce numéro, de porter le regard sur les dysfonctionnements ou les difficultés qui sont rencontrés de manière récurrente par les ONG, loin de nous la volonté d’occulter les avancées obtenues par celles qui sont parvenues à conquérir les moyens financiers et symboliques d’une certaine autonomisation. Il y a ainsi des succès notables auxquels les ONG ont participé et que d’aucuns ne manquent de rappeler : la mise en place de la Cour internationale de justice, l’amélioration de l’accès aux médicaments antirétroviraux, l’interdiction des mines personnelles, etc. José Luis Rocha dresse quant à lui un « petit résumé des effets bénéfiques » induits par l’irruption des ONG en Amérique centrale, démontrant par là que «  les ONG qui ont fait preuve d’un caractère politique et politisant, polémique et conflictuel ne sont pas rares  ».

Précisément. A l’heure où le (néo)libéralisme est « davantage perçu comme un système économique – qui plus est irréversible – que comme une idéologie » (Broudic, 2014) et que ses ravages ne sont plus à démontrer, une « repolitisation » des ONG apparaît essentielle pour « changer le monde » et le pouvoir. La critique générale formulée ici n’est donc pas définitive mais, nous l’espérons, dépassable si l’on accepte, comme nous y invite David Dumoulin Kevran, de reconnaître la diversité et l’ambiguïté des ONG, au Nord comme au Sud, « puisqu’elles peuvent lutter efficacement contre certaines inégalités mais aussi contribuer à en reproduire d’autres ».

Afin de contrer l’instrumentalisation dont elles peuvent faire l’objet, Thomas Gebauer propose cinq principes allant dans le sens d’une repolitisation des ONG. Premièrement, il invite les ONG à développer un esprit critique par rapport à l’ambivalence de leur propre nature (à la fois visée démocratique et expression d’un manque de démocratie). Ensuite, prises dans les relations de pouvoir en vigueur, l’adoption d’une position politique s’avère indispensable afin d’éviter tout détournement de leurs activités à mauvais escient. Troisièmement, les ONG doivent rechercher le plus d’indépendance possible, car la possibilité de changement social existe s’il y a « désir de changement », ouvertement exprimé et partagé par des citoyens, organisations et mouvements engagés, ouvrant alors la possibilité de constituer un véritable contre-pouvoir. Puis, les ONG doivent garder constamment à l’esprit leur légitimité originelle, soit leur enracinement dans les mouvements qui s’opposent au système dominant, et non leur seule expertise professionnelle. Enfin, si le changement requiert la conduite de stratégies et d’actions communes, elles doivent chercher activement à se mettre en réseau, malgré le caractère laborieux que peut comporter tel exercice.

L’hégémonie de la forme ONG, dans sa version « professionnalisée », et les facteurs de dépolitisation que cette « ONGisation » comporte (de l’instrumentalisation à la managérialisation, en passant par la privatisation et l’occidentalisation), générant une approche technicienne, dans une optique réformatrice, quitte à s’éloigner des préoccupations populaires, met à mal la légitimité des ONG en tant qu’outils de contestation du néolibéralisme et acteurs de changement social. Prendre conscience de ces risques, dans la reconnaissance de l’ambivalence qui gagne – souvent malgré elles – les ONG, permettra de s’en affranchir et de regagner en indépendance. Et partant, de repenser leur rôle dans la résistance à un modèle qui, insoutenable, inégalitaire et injuste, est aujourd’hui remis en cause dans ses fondements.

NOTES:

[1] En Belgique, les ONG constituent une catégorie juridique spécifiquement délimitée. Est ONG toute association sans but lucratif (ASBL) de solidarité internationale accréditée comme telle par le ministre de la Coopération au développement, sur base du respect d’une série de critères. Cette accréditation (ancien « agrément ») ouvre le droit de l’association à solliciter des subventions aux niveaux fédéral et régional.

[2] Les malheureusement célèbres « programmes d’ajustement structurel » du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, censés assainir les finances d’États connaissant un endettement sans précédent, mais dont les conséquences (économiques, sociales et politiques) furent désastreuses.

[3] Analyse d’un groupe de travail animé par des fonctionnaires européens, intitulée « De la gouvernance ou la constitution politique du néolibéralisme », http://archive.indymedia.be/news/2001/06/4847.html.

[4] Selon l’expression employée par David Harvey (2014).

[5] Par « professionnalisation », nous entendons le fait de devenir un « professionnel », donc quelqu’un qui exerce régulièrement une profession (par la salarisation) et qui exerce cette activité de manière compétente (par l’injonction au professionnalisme).

[6] Contrairement donc à la professionnalisation des ONG, guidée par la pertinence de l’action et plaçant les compétences techniques, avec le savoir-être et la connaissance du terrain, au rang des moyens (Freyss, 2004). La démarche partenariale déjà évoquée rentre dans cette seconde conception de la professionnalisation.

[7] Entendue ici comme un processus d’amélioration continue des compétences, connaissances et pratiques en vue de la qualité et de l’efficacité des projets et programmes réalisés.

[8] Point d’orgue de l’agenda pour l’efficacité de l’aide, la Déclaration de Paris comprend également deux autres principes : la gestion axée résultats et la responsabilité mutuelle.

[9] Et se voit renforcée à l’occasion de scandales tels que celui de l’Arche de Zoé ainsi que par la pratique du « volontourisme », néologisme majoritairement employé en référence aux entreprises qui – surfant sur la vague de l’éthique, de l’équitable et du solidaire, ainsi que sur l’image du volontariat international – proposent ce genre de séjour clé en main en usant des méthodes commerciales du tourisme de masse à des fins lucratives, souvent au détriment des populations locales.

[10] Comme nous l’avons vu, certaines ONG gardent cependant une relative indépendance du fait de l’importance de leurs fonds propres pendant que d’autres, plus rares, ont fait le choix de ne recevoir aucune subvention publique.

[11] Dans la foulée des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), dix-sept Objectifs de développement durable (ODD) ont été adoptés par les dirigeants du monde en septembre 2015 sous l’égide des Nations unies.

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Julie Godin – Docteure en sciences politiques et sociales, chargée d’étude au CETRI.

 

 

Le Centre tricontinental (CETRI), organisation non gouvernementale fondée en 1976 et basée à Louvain-la-Neuve (Belgique), est un centre d’étude, de publication, de documentation et d’éducation permanente sur le développement et les rapports Nord-Sud. Le CETRI a pour objectif de faire entendre des points de vue du Sud et de contribuer à une réflexion critique sur les conceptions et les pratiques dominantes du développement à l’heure de la mondialisation néolibérale. Il s’attache en particulier à la compréhension et à la discussion du rôle des acteurs sociaux et politiques du Sud en lutte pour la reconnaissance des droits sociaux, politiques, culturels et écologiques. Les activités du CETRI sont de quatre types : étude, formation, publication, documentation. Le rôle des mouvements sociaux dans le Sud, la dynamique du mouvement altermondialiste, l’évolution des démocraties en Amérique latine, la portée des alternatives sociales et politiques dans le Sud, les logiques et conséquences des ajustements structurels et de l’aide au développement… constituent les principaux thèmes des travaux de ces dernières années.

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